L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
soit un lord ou un roi, n’a droit aux épargnes des autres. Mais d’un autre côté on dit aussi que Washington veut se faire roi lui-même ; et que faut-il croire de tout cela ?
– Rien, Katy, car rien de tout cela n’est vrai. Je ne prétends pas bien connaître les causes de la guerre, mais il me semble contre nature qu’un pays comme celui-ci soit sous la domination d’une contrée aussi éloignée que l’Angleterre : et tout en parlant ainsi, Frances rougissait en songeant à la source où elle avait puisé ses opinions.
– C’est ce que j’ai entendu dire par Harvey à son père, qui est maintenant dans le tombeau, dit Katy en baissant la voix, car j’ai écouté plus d’une fois leurs conversations, et des conversations dont vous ne vous faites pas l’idée, miss Fanny. Mais, pour dire la vérité, Harvey est un homme si étrange ! Il est comme le vent, comme dit le bon livre : on ne sait ni d’où il vient ni où il va.
– Il court sur lui des bruits que je serais bien fâchée d’être obligée de croire, dit Frances en la regardant avec un intérêt tout nouveau, et d’un air qui annonçait le désir d’en apprendre davantage.
– Ah ! ce sont des faussetés ! s’écria Katy ; Harvey n’est pas plus ligué que vous et moi avec Belzébut ; s’il lui avait vendu son âme, il aurait eu soin de se faire mieux payer, quoiqu’il soit vrai qu’il n’a jamais pris garde à ses intérêts.
– Ce n’est pas ce dont je le soupçonne, dit Frances en souriant, mais ne s’est-il pas vendu à un prince de la terre bon et aimable, j’en conviens, mais trop attaché aux intérêts de son pays pour pouvoir être juste envers le nôtre ?
– Au roi d’Angleterre ? Eh bien ! miss Frances, votre frère, qui est en prison, n’est-il pas lui-même au service du roi George ?
– C’est la vérité, mais il sert ouvertement et non en secret.
– On dit pourtant que c’est un espion, et un espion ne vaut pas mieux qu’un autre.
– C’est une calomnie ! s’écria Frances en rougissant d’indignation ; mon frère est incapable de jouer un rôle si vil ; ni l’ambition ni l’intérêt ne pourraient l’y déterminer.
– Bien certainement, dit Katy un peu déconcertée par le ton de sa jeune maîtresse, si quelqu’un fait une besogne il faut qu’il en soit payé. Ce n’est pas qu’Harvey soit intéressé. Je réponds bien que s’il y avait compte à rendre, le roi George se trouverait son débiteur.
– Vous convenez donc qu’il a des liaisons avec l’armée anglaise ? J’avoue qu’il y a des instants où je pensais différemment.
– Mon Dieu ! miss Frances, Harvey est un homme sur lequel on ne peut faire aucun calcul. Quoique j’aie vécu neuf ans chez son père, je n’ai pu savoir ni ce qu’il fait ni ce qu’il pense {39} . Le jour que Bourgoyne fut pris, il arriva tout essoufflé et s’enferma avec son père. Ils causèrent longtemps ensemble ; mais j’eus beau écouter, je ne pus jamais deviner s’ils étaient bien aises ou fâchés. Eh bien ! d’un autre côté, quand ce général anglais… mon Dieu ! avec toutes mes pertes et tous mes embarras, j’ai oublié son nom.
– André ? dit Frances en soupirant.
– Oui, André. Quand le vieux Birch apprit qu’il avait été pendu près du Tappaan, il pensa en perdre l’esprit, et il ne dormit ni jour ni nuit jusqu’au retour de Harvey ; et alors son argent consistait principalement en guinées d’or. Mais les Skinners lui ont tout pris, et à présent ce n’est plus qu’un mendiant, ou, ce qui est la même chose, un homme méprisable puisqu’il est dans l’indigence.
Frances ne répondit rien à ce discours, et continua à gravir la montagne, uniquement occupée de ses propres pensées. L’allusion faite au major André avait rappelé à son esprit la situation de son frère. L’espérance est la principale source des jouissances, et quand même elle n’est appuyée que sur un faible soutien, elle manque rarement de se mêler à toutes les émotions du cœur. La déclaration qu’avait faite Isabelle en mourant avait produit sur l’esprit de Frances une impression dont l’effet influait sur toutes ses pensées. Elle se flattait de voir Sara recouvrer la raison, et en ce moment, où elle songeait au jugement qu’allait subir Henry, il se mêlait à ses pensées un secret pressentiment que son innocence serait reconnue, et elle s’y livrait avec toute l’ardeur
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