L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
j’espérais en entrant dans l’armée.
– Et ce plaisir, combien de fois à peu près le goûtez-vous par an ? demanda Lawton d’un ton sec en cessant de porter ses regards du côté du cimetière.
– Douze fois tout au plus, répondit Sitgreaves en soupirant ; ma meilleure récolte est quand la troupe marche en détachement, car lorsque le corps d’armée donne, il y a tant de jeunes gens à satisfaire qu’il est bien rare que je puisse me procurer un sujet, un bon sujet. Ce sont des vampires ; ils sont affamés de cadavres comme des vautours.
– Douze fois ! répéta le capitaine d’un ton de surprise. Quoi ! moi seul je vous en fournis davantage.
– Ah ! Jack, dit le docteur revenant avec intérêt à son sujet favori, il est bien rare que je puisse faire quelque chose de vos patients ! vous les défigurez si horriblement. Croyez-moi, c’est en ami que je vous parle ; votre système est essentiellement vicieux. Non seulement vous détruisez sans nécessité le principe de la vie, mais vous êtes cause que, même après la mort, le corps ne peut plus servir au seul usage pour lequel il puisse encore être utile.
Lawton ne répondit rien, parce qu’il savait que, lorsque le docteur entamait ce sujet, le silence était le seul moyen de maintenir la paix entre eux. Sitgreaves jetant un dernier regard sur le convoi funèbre, avant de tourner une éminence qui allait le cacher à leurs yeux, et poussant un profond soupir :
– On pourrait, dit-il, si l’on en avait le temps, se procurer cette nuit dans ce cimetière un sujet décédé de mort naturelle. Le défunt était sans doute le père de la dame que nous avons vue ce matin ?
– Quoi ! du docteur femelle, de cette femme qui a un teint bleu de ciel ? s’écria Lawton avec un sourire malin qui commença à mettre son compagnon mal à l’aise. Non, non, elle n’était que son officier de santé en jupons, et Harvey, dont le nom servait de refrain à toutes les chansons, est ce fameux colporteur, cet espion.
– Comment ! s’écria le chirurgien surpris, celui qui vous a désarçonné ?
– Jamais personne ne m’a désarçonné, docteur Sitgreaves, dit le dragon avec beaucoup de gravité. Je suis tombé de cheval, parce que Roanoke a fait un faux pas, et nous avons baisé la terre ensemble.
– Baiser plein de feu, dit le docteur en prenant à son tour un air de sarcasme, car votre peau en porte encore des échauboulures. Mais c’est bien dommage que vous ne puissiez découvrir où est caché ce maudit espion.
– Il suivait le corps de son père, dit le capitaine d’un ton fort calme.
– Quoi ! et vous l’avez laissé passer ? s’écria vivement Sitgreaves en arrêtant son cheval. Retournons sur nos pas et emparons nous de lui. Vous le ferez pendre ce soir, et demain matin j’en ferai la dissection.
– Fi donc ! mon cher Archibald ! dit Lawton avec douceur ; voudriez-vous arrêter un homme pendant qu’il rend les derniers devoirs à son père ? Fiez-vous à moi ; je lui paierai mes dettes quelque jour.
Sitgreaves n’avait pas l’air très-content de ce qu’il appelait ce délai de justice ; mais il fut obligé d’y consentir pour ne pas compromettre la réputation qu’il avait d’être rigide observateur des convenances, et ils continuèrent leur marche pour rejoindre leur corps, en s’entretenant de divers objets relatifs à l’économie du corps humain.
Birch maintenait l’air grave et réfléchi qu’on jugeait convenable à un homme en pareille circonstance, et c’était de Katy qu’on attendait des preuves de cette sensibilité qui est particulière au beau sexe. Il y a des gens que la nature a constitués de telle sorte qu’ils ne peuvent pleurer qu’en compagnie, et la femme de charge était douée de ces qualités amies du grand jour. Après avoir jeté un regard sur le petit nombre de femmes qui se trouvaient au convoi, voyant qu’elles avaient toutes les yeux fixés sur elle avec un air d’attente solennelle, à l’instant même elle versa un torrent de larmes, et l’abondance en fut telle que tous les spectateurs lui firent l’honneur de lui supposer le cœur le plus tendre et le plus sensible. Lorsqu’on commença à couvrir de terre le cercueil qui rendit ce son creux, sourd et terrible, qui proclame si éloquemment le néant de l’homme, on vit se contracter tous les muscles du visage d’Harvey ; son corps fut comme agité de convulsions ; sa taille se
Weitere Kostenlose Bücher