L'Eté de 1939 avant l'orage
la jeune femme ne quitta les lieux quâaprès la promesse ferme dâÃmile Chiasson de lui téléphoner le lundi suivant. Ne serait-ce que pour la voir enfin partir, le gros homme sây engagea «sur son honneur»!
Deux heures plus tard, la voiture se garait sous les arbres, sur le côté de la résidence secondaire. Si Nadja nâépargna pas ses parents avec ses câlins, Renaud eut droit à une remontrance bien sentie:
â Tu ne devais pas tâabsenter si longtemps!
â Jâai eu des engagements à respecter.
â Mais tu avais promis que nous ferions de lâéquitation les lundis et les vendredis!
â Je mâexcuse. Crois-tu que si nous y allons tous les jours de la semaine prochaine, tu pourras me pardonner?
â Peut-êtreâ¦
Néanmoins, dans les minutes suivantes le père indigne apprit que la voisine, madame Bielfeld, avait payé de sa personne et emmené les deux fillettes effectuer une balade à cheval pas plus tard que le matin même! Soudainement bien moins rongé de remords, il se résolut tout de même à respecter sa nouvelle promesse.
Grâce à la rubrique nécrologique de la Montreal Gazette , Georges Farah-Lajoie nâavait eu aucun mal à dénicher le nom de jeune fille de lâépouse Davidowicz, Ruth Grabowski. Ce nom en poche, le bottin téléphonique lui permit de localiser son père. Un premier coup de fil à la maison lui apprit que celui-ci, Josef, se trouvait à lâatelier de confection de manteaux de fourrure Canadian Visons, rue Concord, à deux pas de lâintersection de Bleury.
Lâatelier du fourreur occupait le troisième étage dâun édifice industriel paré de briques. Des entreprises du secteur du vêtement, de la fabrication de la lingerie fine à celle des paletots, sây côtoyaient. La porte dâentrée donnait sur un immense espace sans cloisons. La moitié de celui-ci sâencombrait de longues tables sur lesquelles des hommes taillaient des peaux avec des gestes étonnamment vifs, compte tenu de la précision de leur travail et de la valeur du matériau. De lâautre côté, des machines à coudre permettaient à des femmes dâassembler les manteaux. Au premier coup dâÅil, lâenquêteur constata que tout un monde dâEuropéens de lâEst trouvait là une maigre subsistance. La majorité des employés arboraient la kippa, la plupart affichaient aussi le tallit katan , une pièce de tissu carrée ou rectangulaire portant des franges.
Sans doute les ouvrières partageaient-elles la même origine que leurs confrères. Il fallait une grande dose dâignorance coupable pour affirmer que tous les Juifs dominaient lâunivers de la finance ou du commerce!
â Josef Grabowski? demanda le détective à une personne passant à sa portée les bras pleins de peaux de loutre.
â LÃ -bas, dans la cage transparente.
Tout au fond de la pièce, un réduit logeait la direction de lâentreprise. Les murs donnant sur les travailleurs se composaient dâune multitude de carreaux de verre: patrons et ouvriers pouvaient se surveiller mutuellement. Farah-Lajoie frappa à la porte assez violemment pour couvrir le vacarme ambiant. Un petit homme gris de poils, les sourcils étonnamment touffus et broussailleux, vint lui ouvrir. Après sâêtre présenté, il continua:
â Monsieur Grabowski, jâaimerais vous entretenir un moment de votre fille, Ruth.
Son vis-à -vis le regarda dâun air chargé de tristesse, avant de lui dire dans un anglais au très lourd accent:
â Pourquoi? De toute façon, cet individu se promène en liberté.
â ⦠De qui parlez-vous?
â Davidowicz. Ils lâont libéré.
Lâentrepreneur ne doutait pas le moins de monde de la culpabilité du médecin. Bien que ce fût peine perdue, lâenquêteur jugea bon de remarquer:
â Au moment du meurtre, son époux se trouvait ailleurs.
Des témoins ont pu le confirmer.
Le vieil homme lui adressa un signe de dénégation. Inutile dâinsister, ce type ne raisonnait pas avec sa douleur. Comme le petit bureau ne comptait quâune chaise et une table encombrée dâune quantité considérable de paperasse, tous deux demeuraient debout près de la paroi vitrée. Aussi
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