L'Eté de 1939 avant l'orage
à la fin il répondit:
â Je nâai pas dâautres enfants. Maintenant, je vous en prie, laissez-moi.
Farah-Lajoie hésita un instant, puis obtempéra. Cet homme pleurait désormais sur son propre sort: non seulement son fils trahissait sa communauté en sâentichant dâune chrétienne, mais son petit-fils échappait sans doute à tout enseignement religieux.
Au moment de descendre lâescalier, lâex-détective se retrouva sur les talons dâune vieille dame au visage émacié, les cheveux en filasse, cassants, dâun gris sale. Quand ils atteignirent le trottoir, elle se retourna pour lui déclarer, les yeux dans les siens, en anglais:
â Le patron vous a menti.
â Que voulez-vous dire?
â Jâétais allée fumer une cigarette. Mon vice⦠En revenant, je vous ai entendus.
Plus précisément, elle avait écouté la fin de la conversation depuis lâescalier, hors de la vue de Davidowicz. Son sourire révélait des dents réduites à lâétat de chicots, brunies à la fois par les caries et sa mauvaise habitude.
â La fin de lâéchange, précisa-t-elle encore.
â Vous comprenez le français?
â Assez bien. à force dâentendre parler cette langue, il faut faire exprès pour ne rien déchiffrer.
à son âge, elle lâentendait peut-être depuis cinquante ans.
La suite de la conversation révélerait son niveau de compréhension. Farah-Lajoie demanda:
â Que voulez-vous dire, par mensonge?
â De son point de vue, il ne ment pas. Tout de même, en affirmant ne pas avoir dâautre enfant, il donne la version qui lâarrange le mieux. Le 21 mai dernier, il a chanté le kaddish pour sa fille Myriam.
â Le kaddish ?
â La prière rituelle pour les morts. Une petite cérémonie pour laquelle il faut réunir dix Juifs, afin quâils récitent cette prière.
Cette femme comprenait peut-être le français, mais elle ne sâexprimait pas très clairement. Le père Davidowicz nâavait pas menti, un seul enfant lui restait. Après lui avoir expliqué ce point de vue, il sâentendit répondre:
â Mais elle nâest pas vraiment décédée.
â Je ne vous comprends pas.
â Elle est mariée à un Français! Ãpouser des chrétiens est défendu chez les juifs. Alors un an jour pour jour après le mariage, le bonhomme a chanté le kaddish . à ses yeux comme à ceux de tous ses copains, elle est morte. Donc sâil ne vous a pas menti, il nâa pas dit non plus la vérité.
â Vous avez déclaré que cette femme sâappelle Myriam?
â Oui. Maintenant, elle porte le nom de son mari, Laliberté. Drôle de situation tout de même, morte dâun côté, libre de lâautre.
Son interlocutrice nâapprouvait sans doute pas tout à fait lâhabitude de sa communauté de couper les ponts et de tenir pour mortes les filles ayant commis le crime dâépouser un chrétien. Après avoir remercié la vieille ouvrière, le détective se résolut à consacrer le reste de sa journée au service du Procureur général.
20
Quand, au début de la semaine suivante, le téléphone se fit entendre chez les Daigle en fin dâaprès-midi, plusieurs sonneries retentirent avant quâun Renaud à lâentrejambe mis à rude épreuve par les sessions dâéquitation quotidiennes ne rejoigne lâappareil.
à lâautre bout du fil, Farah-Lajoie commença par un compte rendu rapide de sa visite à lâatelier de Josef Grabowski, quâil conclut en précisant:
â Nous savons pourquoi un décès prématuré représente un avantage sur une procédure de divorce. La dot généreuse apportée par lâépouse, sous la forme du domicile conjugal bourgeois, serait demeurée dans le patrimoine de la dame, comme le veut la tradition de la communauté juive. Maintenant, le tout revient au joyeux veuf.
â Vous vous souvenez, le monsieur possède un alibi, plaida lâavocat.
Celui-ci se trouvait très mal à lâaise de discuter dâun sujet pareil en utilisant un moyen de communication aussi peu privé: à chacune des extrémités du fil, une téléphoniste pouvait très bien tendre lâoreille.
â Je
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