L'Eté de 1939 avant l'orage
regard incrédule, passa sa main droite dans ses cheveux avant de déclarer, la voix chargée de lassitude:
â Allez-vous-en. Quittez cet atelier et nây remettez plus les pieds.
Un instant plus tard, le vieil homme se trouvait à nouveau derrière la petite table et sâabsorbait dans les commandes et les factures. Farah-Lajoie abandonna les lieux comme on le lui avait demandé.
La même rubrique nécrologique avait aussi procuré à lâenquêteur le prénom du père dâArden Davidowicz. Une fois encore, un simple coup de fil lui permit de localiser son lieu de travail, un atelier de couture minuscule situé dans un immeuble branlant de la rue Hôtel-de-Ville, un peu au sud de lâintersection de la rue Rachel.
Dans une pièce au second étage, une demi-douzaine de couturières penchées sur des machines industrielles répétaient inlassablement des gestes vifs et saccadés. En face dâelles, un peu comme un professeur devant une petite classe, un homme dâau moins soixante-cinq ans se livrait à la même occupation.
Debout devant lui, Farah-Lajoie demanda:
â Monsieur Davidowicz, je peux vous poser quelques questions?
â Vous pouvez. Comme vous ne paierez pas le loyer de ce trou à rat, de mon côté je vais continuer de travailler.
â Vous ne préférez pas un endroit plus discret?
â à moins que vous ne passiez au yiddish ou à lâanglais, personne dans cette salle ne comprendra quoi que ce soit.
Lâhomme prenait une pièce de vêtement dans un panier, une chemise de nuit, effectuait une seule couture sur le côté de celle-ci, avant de la jeter dans une grande boîte de carton.
Le travail à la chaîne appliqué à la lingerie féminine.
â Pouvez-vous me dire ce que vous pensiez de votre belle-fille, Ruth?
â ⦠Une bonne petite juive, docile et ennuyante.
Le couturier sâexprimait dans un français impeccable. Son fils, scolarisé en anglais dans des écoles protestantes, comme tous les autres «non catholiques» de la province en vertu de la loi québécoise, tenait sans doute de son père sa connaissance de la langue de la majorité.
â Votre garçon partageait votre opinion sur elle, puisquâil la trompait.
En guise de réponse, son vis-à -vis leva sur lui un regard mauvais, puis se concentra à nouveau sur son travail.
â Le mieux serait que vous alliez lui demander ce quâil pensait dâelle.
â Ne craignez rien, si lâoccasion se présente, je le ferai.
Dans les circonstances, je présume que le souci de conserver la jouissance de sa belle maison à Outremont justifiait le fait quâil demeurait avec elle malgré tout.
â Vous pourriez être poursuivi pour diffamation, avec des paroles semblables. à moins que les policiers puissent insulter les Juifs impunément, dans ce pays.
â à propos de votre fils, épargnez-moi les violons sur le racisme.
à lâépoque où il était policier, Farah-Lajoie aurait fait conduire cet homme au poste de police. Après quelques heures dâattente dans un milieu hostile, il se serait montré plus conciliant. Un détective privé ne jouissait dâaucun pouvoir de ce genre.
â Quand votre garçon sâabsentait pour rejoindre sa nouvelle conquête, je crois que vous aviez lâhabitude de garder votre petit-fils avec vous?
â Cela me permettait de lâemmener à la synagogue, de lui apprendre la religion de ses pères.
La voix du vieil homme était devenue chevrotante à cette évocation. Pour lui, la négligence de son fils à cet égard prenait lâallure dâune trahison des siens.
â Est-ce encore le cas maintenant quâil peut vivre sa passion au grand jour?
â Non. Ãtes-vous vraiment venu ici pour me parler de mes relations avec mon petit-fils?
Au fond, lâenquêteur ne savait pas précisément pourquoi il se trouvait là , au-delà de son désir de connaître un peu mieux le contexte dans lequel avait vécu la victime, afin de découvrir des motifs qui auraient pu conduire à son assassinat.
â Ã part Arden, avez-vous dâautres enfants?
Pendant un long moment, lâhomme se concentra sur sa machine à coudre. En entendant la dernière question, il fit un faux mouvement et cassa le fil.
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