L'Eté de 1939 avant l'orage
père Legeault donna le signal de procéder aux mariages proprement dits. M gr Gauthier quitta la large estrade pour rejoindre lâun des couples et les unir: lâhistoire retiendrait leurs noms, Henri et Thérèse Séguin. Une fois les vÅux prononcés, le père Roy célébra la messe, deux jocistes à ses côtés. La chorale de la Jeunesse ouvrière catholique entonnait les cantiques.
Quant à Nadja, elle avait mis son projet à exécution. Au moment où M gr Gauthier amorçait son allocution, elle était descendue jusquâau niveau du terrain pour sâapprocher de la pelouse, lâappareil photo dans les mains. Alors que deux hommes venaient la rejoindre, des responsables du service dâordre de la J.O.C. à en juger par leur brassard, elle leur adressa quelques mots, désignant du doigt lâun des couples.
Un moment plus tard, ce fut escortée par lâun de ces gardiens de lâordre quâelle se retrouva très près de lâun des prie-dieu.
â Quelle petite⦠femme elle est devenue, murmura son père en surveillant la scène avec ses jumelles.
«Renarde» lui était dâabord venu à lâesprit. La messe se terminait quand la gamine revint auprès de son paternel en arborant un sourire victorieux.
â Moi qui mâinquiétais de ta timidité, fit-il, je constate que tu as un front de politicien, ou de journaliste, ce qui est pire. Comment diable as-tu convaincu les responsables de la sécurité de te laisser passer?
â Je leur ai dit que ma cousine Gertrude se mariait, et que le photographe quâelle avait engagé ne sâétait pas présenté ce matin.
â Câest pour cela quâil y en a un qui tâa ouvert le chemin jusquâà ce prie-dieu?
Désormais, Renaud regarderait sa fille différemment. Ses grands yeux et son sourire timide devenaient des armes redoutables dont elle apprenait vite le maniement.
â Et maintenant, nous prenons lâautobus pour aller sur lâîle Sainte-Hélène? fit la minaude.Â
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Bien sûr, après sâêtre rendu jusquâau stade Delorimier, Renaud ne pouvait en rester là . Ce grand événement, sans égal dans le monde, il nâen priverait pas sa gamine. Les journaux soutenaient vraiment que la chose était inédite.
Seule lâItalie catholique et fasciste avait réalisé une performance du même genre: les mariés sâétaient unis dans leur paroisse respective, puis les pouvoirs publics avaient fourni les moyens de transport pour leur permettre de converger vers Rome pour une cérémonie politique. Au Québec, les seules forces de lâÃglise permettaient de faire mieux.
Le repas de noce prévu pour trois mille cinq cents convives se déroulerait sous une grande tente érigée sur lâîle Sainte-Hélène. De très nombreux autobus devaient permettre de transporter tout le monde. La priorité était accordée aux invités des mariés, puis aux jocistes. Après avoir fait le pied de grue pendant plus dâune demi-heure, le père regarda sa fille et offrit:
â Pourquoi ne pas aller à pied? Je crois que nous arriverons plus vite que ces véhicules.
â Par le pont Jacques-Cartier?
â Bien sûr, nous allons vers une île!
Le sens de la question de Nadja ne concernait pas la géographie: le tablier de ce pont se trouvait diablement haut.
Au milieu dâune foule se déplaçant lentement, tous deux se mirent en route vers la rue Papineau, descendirent lâartère vers le sud et sâengagèrent sur le trottoir suspendu à gauche du pont. Après une heure, ils dépassèrent un long cortège de voitures neuves, toutes de marque General Motors. Elles avançaient moins vite que les piétons parce que des milliers de personnes avaient emprunté la rue, plutôt que les trottoirs.
â Papa, ce sont les mariés. Passe-moi lâappareil photo.
Pendant quelques minutes, elle mitrailla les voitures, se méritant des saluts amusés des nouveaux couples. Au moment de remettre le Leica à son père, elle fit la remarque:
â Curieux tout de même, ils possèdent tous une voiture flambant neuve.
â Elle ne leur appartient pas. Les concessionnaires automobiles de toute la région ont mis ces véhicules, avec un chauffeur, à la
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