L'Eté de 1939 avant l'orage
murmurant: «Tu vas rater le spectacle.» Elle lui répondit avec un «Oui, oui» vaseux, se redressa pour voir les mille cinq cents «comédiens» sâagiter devant les spectateurs. Le thème de la célébration était «Le monde du travail», avec des tableaux intitulés «Cité, câest toi que nous bâtissons» et «De vrais foyers», entre autres. Des moyens techniques importants se trouvaient mis en Åuvre: une grue, une foreuse à diamants, des pierres factices que les comédiens devaient assembler sur le terrain de baseball. Tous les corps de métier trouvaient à sâexprimer sur lâimmense pelouse, des garçons dâascenseur aux charpentiers. Les jeux de lumières, les «rideaux» sonores, tout cela rappelait les grandes messes nazies en lâhonneur du travail manuel⦠Nuremberg nâavait-il pas vu des bataillons dâhommes et de femmes, une pelle sur lâépaule, communiquer aux spectateurs une mystique de lâeffort? Peut-être les angoisses de Renaud le conduisaient-elles à voir partout le délire de lâOrdre nouveau. Car dans la grande enceinte, personne ne criait Zig heil , ou même Pontifex Maximus à la vue de cette mise en scène, mais plutôt «Nous louons le Seigneur». à la fin, cela devenait une clameur obsédante.
Toute lâambiguïté du Québec se trouvait exprimée là : lâÃglise catholique comme principal agent de pacification sociale, des ouvriers invités à se tuer au travail pour sanctifier Dieu et se mériter le salut éternel. à la fin, tous ces gens devenaient des ouvriers soumis, sobres, disciplinés, que les employeurs pouvaient pressurer à satiété.
Malgré les «Nous louons le Seigneur» tonitruants, après cinq minutes la tête lourde de Nadja était revenue se poser contre son épaule. à la fin, Renaud la secoua en lui disant, assez fort pour couvrir le vacarme:
â Tu dors. Nous allons rentrer.
La gamine devait être absolument exténuée, car elle ne protesta même pas. Avec son père la tenant aux épaules et la poussant devant lui comme un automate, elle regagna lâescalier, atteignit lâune des sorties. Les premiers à partir, ils trouvèrent sans mal un taxi. Vingt minutes plus tard, Renaud dut secouer de nouveau la fillette pour la faire descendre et la mener à la maison. Lâhomme ne fut pas sans remarquer devant sa porte une énorme voiture, une Cadillac noire.
Derrière le volant, un chauffeur coiffé dâune casquette attendait patiemment.
â Mon Dieu, un voisin vient de réaliser une bonne affaire, pour se permettre une limousine avec un chauffeur, se dit-il en enfonçant la clé dans la serrure de la porte dâentrée.
à peine ce mouvement avait-il été esquissé que lâhuis sâouvrit. Virginie, visiblement préoccupée, murmura dans un souffle:
â Samuel Bronfman attend depuis une heure dans ton bureau. Comme nous avons rapidement épuisé les sujets de conversation, je lâai abandonné après un moment avec un bon livre et un verre de porto.
â Bronfman? Que fait-il ici?
â Ãa, toi seul pourrais me le dire.
Comme Nadja chancelait entre eux, la jeune femme la prit par le bras pour la conduire à lâétage. Renaud, intrigué, passa dans son bureau. Samuel Bronfman se leva comme un ressort en disant:
â Je suis désolé de vous envahir ainsi. Je voulais vous attendre dans la voiture, mais votre femme a insistéâ¦
Hors de son univers habituel, le financier affichait une pointe de timidité.
â Elle a bien fait. Mais quâest-ce qui me vaut une visite aussi inattendue?
â Mon informateur. Il lui est arrivé quelque chose. Vous pouvez mâaccompagner?
â Je vais dire un mot à ma femme, et je reviens.
Virginie avait écouté en écarquillant les yeux, puis lâavait laissé partir en affichant la mine la plus inquiète. Un moment plus tard, lâavocat roulait dans la grande Cadillac, assis aux côtés de Samuel Bronfman. En apprenant quâils se dirigeaient vers la morgue de la rue Saint-Vincent, le «Quâest-il arrivé?» qui lui brûlait la langue devenait inutile. Cette histoire prenait une tournure soudainement inquiétante.
Une fois arrivé à destination, le chauffeur
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