L'Eté de 1939 avant l'orage
moment de demander dâune voix rocailleuse, dans un mauvais français:
â Jâaimerais parler à M gr Bazinet.
â ⦠Je vais aller voir sâil peut vous recevoir.
Un moment plus tard, sur la véranda, sÅur Saint-Crépinien prononça timidement:
â Monseigneur⦠Monseigneurâ¦
â ⦠Oui, ma sÅur?
Lâhomme sortit lentement de sa torpeur, chercha un moment sur sa tête afin de vérifier si sa curieuse petite coiffe noire sâétait déplacée pendant sa sieste, récupéra sur le plancher le bréviaire qui lui avait glissé des mains.
â Un visiteur pour vous. Un Juif, je pense.
â Un Juif, ici?
Sur la seconde chaise transatlantique, lâabbé Charland nâouvrit quâun Åil et constatant que son patron ne semblait pas vouloir lui confier la tâche dâaccueillir lâintrus, le referma.
â Câest bon, demandez-lui de patienter dans mon bureau.
Soucieux de se montrer sous son meilleur jour, le représentant de lâÃglise de Rome passa par le cabinet de toilette, plaça ses mèches de cheveux avant de bien aligner sa calotte, sâassura quâaucun vestige de son dernier repas ne subsiste à la commissure de ses lèvres. Rassuré sur la dignité et la prestance de sa mise, le prélat domestique troussa sa longue robe noire pour pisser longuement. Le jet avait des hoquets.
Quelle pitié, être le représentant du seul vrai Dieu sur terre et souffrir dâune prostate récalcitrante.
Son visiteur patientait sur une grande chaise de chêne dotée dâaccoudoirs, placée devant un bureau si volumineux quâil aurait pu rendre jaloux un ministre⦠ou un archevêque.
Pour passer le temps, lâhomme jetait un regard distrait sur les titres des livres de piété contenus dans une petite bibliothèque à sa gauche. Quand le prêtre arriva, lâhomme se leva et prononça de sa voix la plus onctueuse:
â Monsieur le curé, je vous remercie de bien vouloir me recevoir comme cela, à lâimproviste. Je mâappelle Harry Stern. Je suis rabbin à Montréal.
Sur ces mots, le visiteur tendit la main, que M gr Bazinet serra sans conviction. Il passa derrière son pupitre en disant:
â Mais asseyez-vous, je vous en prie. Vous êtes de Montréal. Je suppose que vous comptez parmi les estivants attirés par notre belle région.
â En effet. La température est étouffante en ville, je suis heureux de pouvoir mâévader ici.
â Quâest-ce qui me vaut le plaisir de votre visite? Je présume que vous nâentendez pas discuter avec moi du mérite de nos religions respectives.
â Non⦠répondit le rabbin un peu désarçonné par lâentrée en matière. Votre sermon de dimanche dernier a créé une certaine commotion parmi les membres de ma communauté.
M gr Bazinet affecta la surprise, puis sur un ton conciliant tenta:
â Pourtant, vous auriez dû vous attendre à ce que votre invasion de notre territoire suscite tôt ou tard une réaction.
â ⦠Notre invasion? Je ne comprends pasâ¦
â Voyons, vous savez certainement que la ville compte moins de quatre mille habitants chrétiens, et un bon deux mille israélites. Pensez-vous que nous allons gentiment attendre que vous représentiez les deux tiers de la population?
Présentement, dès quâune propriété est mise en vente, il se présente dix acheteurs juifs pour un seul chrétien.
Le visiteur resta un moment interdit, puis opposa:
â Mais nous sommes libres dâacheter et de vendre.
Dâailleurs, si les acheteurs sont si nombreux, cela profite aux vendeurs. Depuis des années que les prix sont déprimésâ¦
â Vous savez bien que câest faux. Au contraire, les chrétiens ne veulent plus acheter ici, tellement lâinvasion de vos coreligionnaires leur répugne. En vérité, câest à vil prix que vous achetez notre patrimoine, car vous vous concertez pour ne pas renchérir entre vous.
Le rabbin avait le choix entre sâengager dans une vaine discussion sur lâétat du marché immobilier à Sainte-Agathe, ou alors en venir au véritable motif de sa visite. La dernière éventualité prévalut:
â Je suis venu vous demander de ne plus utiliser les mots blessants de
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