L'Eté de 1939 avant l'orage
survenir à Sainte-Agathe? Je veux dire des événements assez importants pour justifier la présence de la Gazette ?
â M gr Bazinet paraît déterminé à jeter de lâhuile sur le feu dans un milieu où Arcand trouvait des oreilles attentives il y a moins dâun mois. Je crois que vous pourriez noircir plusieurs colonnes avec ce qui sâen vient.
â Jâen parlerai à mon rédacteur en chef. Honnêtement, avec la chaleur qui règne sur la ville, jâadorerais me voir confier cette mission.
Pendant un moment, les deux hommes discutèrent de lâintolérance des Canadiens français. Comme tous les anglo-protestants, le journaliste se plaisait à penser que sa communauté se trouvait vierge de cette tare, oubliant volontairement non seulement que le Ku Klux Klan avait connu une carrière canadienne significative dans les années 1920, mais aussi que le Parti de lâUnité nationale était né de la fusion du groupe dirigé par Arcand avec une organisation canadienne-anglaise aux visées identiques.
â Vous savez, jâai moi-même reçu de nombreuses lettres de menace de membres du Parti de lâUnité nationale. Elles étaient très explicitesâ¦
â Vous pouvez me les montrer?
â Malheureusement, les policiers les ont toujours en leur possession.
Le journaliste resta un moment interdit, puis murmura, flairant lâhistoire exceptionnelle:
â Vous voulez dire quâil y a un lien entre la mort⦠de votre femme et le parti nazi?
â Je ne peux rien affirmer. Il semble que pour les policiers, tenir les victimes dâun crime au courant des progrès dâune enquête, cela ne se fait pas!
Au dépit dans la voix de Davidowicz, le journaliste comprit que mieux valait ne pas poser de questions. Mais avant de rentrer à la Gazette , un crochet au poste de police dâOutremont serait peut-être une bonne idée.
Le 28 juillet, un vendredi matin, un peu pour compenser le fait que les Daigle avaient emmené sa fille plusieurs fois faire de lâéquitation, Bielfeld vint lui-même inviter Nadja à dîner en famille. Aussi un peu avant midi, vêtue de sa plus belle robe, la fillette montait dans lâOldsmobile des voisins.
Dâabord, le groupe se présenta à un restaurant de la rue Principale, en diagonale avec le presbytère à lâarchitecture remarquable. En plus dâafficher les dimensions habituelles dâun petit palais, des gargouilles aux angles de la bâtisse lui donnaient un air plutôt gothique. La proximité de lâantre du maître spirituel du village expliquait sans doute que le propriétaire du commerce reçoive ses directives avec une soumission zélée. Près de la porte dâentrée, une affichette assez ancienne précisait «Interdit aux chiens». Juste un peu plus bas, un carton tout neuf ajoutait «Interdit aux Juifs».
Pendant un moment abasourdi, Bielfeld réussit à prendre un air faussement jovial pour dire:
â Dans ce cas, nous allons porter notre argent à lâhôtel Laurentien.
Le petit groupe remonta en voiture. Quelques minutes plus tard, un maître dâhôtel onctueux commença par déclarer:
â Je suis désolé, mais nous nâavons malheureusement plus de place.
â ⦠Je vois dâici que la salle à manger demeure à moitié vide.
â Ces tables sont réservées. Les clients arriveront bientôt.
â Pourquoi me mentez-vous? Je suis venu au moins une vingtaine de fois dans cet établissement, vous me connaissez.
Un peu pâle, son interlocuteur eut une hésitation, puis à voix basse expliqua enfin:
â Nous avons reçu des directives: plus de clients juifs.
Depuis le début de lâexpédition, les fillettes échangeaient des regards inquiets, des larmes perlaient même au coin des yeux de Fran. à la fin Nadja nây tint plus et signifia dâune voix frôlant les pleurs:
â Vous êtes cruel. Vous me rendez honteuse dâêtre catholique!
Pour éviter aux personnes qui lâaccompagnaient de se trouver mêlées à une scène plus disgracieuse encore, Bielfeld renonça:
â Allons-nous-en. Nous verrons bien si ces gens pourront se passer longtemps de la clientèle de notre communauté.
Sur le trottoir, au moment de remonter dans la
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