L'Eté de 1939 avant l'orage

gars-là ne devrait pas s’occuper de meurtres, cela le dépasse visiblement. Ma petite démarche avec les photos, quel que soit le résultat, semblera très discutable, plus de deux mois après les événements. Quelques jours après l’assassinat, elle aurait été imparable. Tessier ne l’a pas effectuée. Il ne s’est même pas rendu compte que le suspect avait une sœur!
    Pendant cet exposé, Renaud avait eu du mal à demeurer silencieux. À la première pause, il déclara:
    â€” Je connais cette dame depuis 1925. C’est une personne très bien. Je ne peux concevoir que vous la soupçonniez.
    â€” Alors, limitez-vous à votre métier d’avocat. Votre sympathie vous aveugle. Comme vous m’avez confié un mandat, vous pouvez toujours me le retirer.
    Un moment troublé, Renaud s’absorba dans son hamburger, avala une bouchée avant de convenir:
    â€” Faites votre travail sans tenir compte de mes états d’âme.
    â€” Dans ce cas, je dois en apprendre un peu plus sur vos relations avec cette femme.
    Renaud acquiesça, attendit la première question alors que c’était à l’enquêteur de manger un peu.
    â€” Elle a été votre maîtresse?
    â€” Non, bien sûr que non.
    â€” Cela arrive parfois, y compris dans votre monde, prononça l’ex-policier avec un demi-sourire.
    â€” En fait, je n’ai même pas essayé.
    â€” Ce qui, de son point de vue à elle, est sûrement considéré comme un affront impardonnable.
    Renaud arrêta sa mastication, la reprit en indiquant de la tête qu’il comprenait. Ne rien avoir tenté exprimait son peu d’estime pour ses charmes, à une époque où il cherchait son plaisir dans les bordels.
    â€” J’ai travaillé avec elle à l’élection d’Ernest Lapointe.
    Dès le début, elle me voyait comme le meilleur parti possible, et toute sa famille avec elle, consentit l’avocat après avoir dégluti.
    En 1925, Renaud avait vécu une situation un peu analogue à celle d’Arden Davidowicz en 1931. De retour d’Europe, chacun s’était retrouvé face à une jeune femme pour qui la famille cherchait le prétendant parfait. L’un était allé découvrir une épouse dans un endroit inattendu, l’autre avait accepté une union qui le mettait professionnellement en selle.
    â€” Elle était amoureuse de vous? insista Farah-Lajoie.
    â€” Oui, sous des dehors froids…
    â€” Et vous n’avez pas répondu à ses avances!
    â€” Non, j’avais déjà rencontré Virginie… dans un endroit peu recommandable… Je lui ai dit de se trouver un emploi pour passer le temps et je suis allé publier les bans en quittant le perron de son père.
    â€” Vous savez vous faire des amis… Mais dans les circonstances, comment se fait-il que vous soyez devenu l’avocat de son amant?
    Avec un malaise croissant, l’avocat raconta la visite d’Arden Davidowicz à son domicile de l’avenue de l’Épée, puis l’appel d’Élise Trudel à son hôtel, le jour où le médecin avait été arrêté. Ce fut pourtant son interlocuteur qui formula la raison de son inconfort:
    â€” Vous n’étiez pas simplement l’avocat dans cette histoire, mais plutôt un des acteurs du drame. La difficulté, c’est que vous ne savez pas quel rôle vous y avez joué.
    Comment ajouter quelque chose après cela? Pendant de longues minutes, les deux hommes se consacrèrent aux hamburgers et aux frites posés devant eux. Ils en arrivaient au thé et à la tarte aux pommes quand Farah-Lajoie prit une grande enveloppe brune qui attendait près de lui sur la banquette.
    â€” Il y a un peu plus de deux semaines, je vous ai parlé de mon analyse des lettres de menace. J’ai continué à les classer, selon la graphie, la qualité et les types de papier, l’organisation de référence… par exemple les Casques d’acier ou les chemises noires, précisa-t-il en guise de réponse au regard interrogateur de son compagnon. J’ai dû effectuer quarante classements différents sans rien voir de particulier. Puis le quarante et unième m’a intrigué.
    â€” Cette fois d’après le poids des feuillets? ironisa Renaud, amusé.
    â€”