L'Eté de 1939 avant l'orage

Presqu’île, un petit rond de terre près de la rive du lac des Sables, à laquelle le reliait un mince passage que la crue des eaux faisait disparaître tous les printemps. L’endroit servait de lieu de rendez-vous à la communauté juive de Sainte-Agathe: cet après-midi du jeudi 3 août, les Daigle devaient bien être les seuls «gentils» sur les lieux. Les Bielfeld les avaient invités à se joindre à eux pour entendre une jeune pianiste dont on disait le plus grand bien.
    Et après une demi-heure à entendre des pièces de Fauré ou de Poulenc, Renaud se disait que Sarah Weinstein avait tout intérêt à persévérer. D’ailleurs, toutes les personnes présentes dans la salle à manger de l’hôtel, où trônait un piano à queue dans un coin, seraient invitées à apporter leur contribution pour lui permettre d’aller continuer sa formation musicale en Europe. Si l’avocat entendait participer à la cagnotte, il recommanderait à la grande jeune femme d’aller plutôt à New York: le vieux continent deviendrait malsain pour des personnes comme elle.
    Les deux familles occupaient une table circulaire, partageant des commentaires murmurés entre les pièces. À la fin, la jeune musicienne adressa des remerciements aux auditeurs, leur offrit de passer à des compositions plus légères, enchaîna avec des valses enjouées. Voilà que le petit concert improvisé devenait un thé dansant. Renaud commença par inviter Virginie et, après les deux premiers morceaux, revint vers la table pour tendre la main à Nadja en disant:
    â€” Mademoiselle, voulez-vous m’accorder cette danse?
    â€” … Je ne sais pas vraiment danser.
    â€” Ce n’est certainement pas en restant assise que tu vas apprendre. Allez, viens montrer à tous ces garçons timides que tu as des jambes. Peut-être qu’après cela, l’un d’eux trouvera le courage de t’inviter.
    La gamine accepta, se laissa guider sur le plancher de danse. Au fond, elle se tirait d’affaire plutôt bien. Sa mère lui donnait de petites leçons improvisées dans le salon familial, sans compter les moments où elle perfectionnait les pas avec une copine.
    â€” Il faudrait faire cela plus souvent, commenta son père.
    Savoir valser s’impose pour une jeune fille de la bonne société qui s’apprête à commencer son cours classique.
    Bien que grande, Nadja, qui lui arrivait à la poitrine, devait lever la tête pour lui parler, sans quoi elle avait l’impression de s’adresser à sa cravate.
    â€” Tout de même, c’est bien démodé. De nos jours, il y a de nouvelles danses. Le tango, par exemple.
    â€” Tu sais, le tango est au moins aussi âgé que moi…
    â€” Alors le jazz ou le swing?
    â€” Cette jeune pianiste s’adapte aux messieurs et aux dames qui vont lui donner des sous pour poursuivre ses études. Une pièce de swing terrifierait ces personnes atteintes de rhumatismes. Au moins avec une valse, je ne me démettrai pas un genou.
    â€” Pauvre vieux papa!
    Les grands ensembles de danse américains connaissaient un grand succès. Des pièces inspirées plus ou moins du jazz permettaient aux jeunes de tout le continent de s’agiter au son des cuivres. Bien plus, au grand scandale des bien-pensants, de nouvelles danses permettaient de s’agiter sans tenir de partenaire dans ses bras. Des commentateurs parlaient de jitter bugs , d’insectes s’agitant dans tous les sens. Si Renaud n’allait pas jusque-là, sa discographie contenait des œuvres de Glenn Miller plutôt endiablées.
    â€” Tu crois que c’est vraiment important de savoir danser? questionna la fillette.
    â€” Bien sûr. J’ai appris parce que c’était essentiel à mon travail, quand j’étais au commissariat canadien à Londres. Et puis c’est la seule façon respectable de tenir une dame que l’on ne connaît pas dans ses bras. Tu vois, certains jeunes spectateurs commencent à bouger les pieds. Avec un peu de chance, l’un d’eux va t’inviter.
    En effet, des adolescents dégingandés envahissaient le plancher de danse sous le regard attendri de leurs parents.
    â€” … Tu sais, ce ne sont pas tous les garçons qui aiment les rousses, confia la fillette