L'Eté de 1939 avant l'orage
lâhomme ce dont il sâagissait. Après avoir reçu les remerciements du voisin, il sâexcusa auprès de ses invités et se rendit jusquâà la boîte aux lettres, située au bout de la pelouse, près du Chemin-du-tour-du-Lac. Un homme distribuait le courrier deux fois par jour, le matin et en fin dâaprès-midi.
Renaud trouva une enveloppe adressée à son nom. Elle ne portait aucune indication de lâexpéditeur. Déchirer le rebord dâun geste brusque prit un instant, parcourir rapidement le contenu pour constater que le texte de la missive était identique à celui que le voisin venait de lui montrer, guère plus.
Quand il revint à lâarrière de la maison, lâavocat tendit le bout de papier au commerçant en disant:
â Le type à côté a reçu la même. Câest ce quâil voulait me montrer.
Lâhomme lut, la consternation sur le visage:Â
Aux citoyens de Ste-Agathe
Réveillons-nous avant quâil ne soit trop tard Notre ville est-elle canadienne-française?
Doit-elle être le rendez-vous des JUIFS?
Le problème est beaucoup plus sérieux que lâon pense.
EN GARDE: Les apparences sont que nous sommes trahis par certains membres du conseil de ville.
Le Maire vend sa propriété à un JUIF. Avant huit heures, samedi dernier, le président du département de la police fait enlever des avis anti-juifs collés aux poteaux dans la ville. On ne voulait pas que vous en preniez connaissance, mais voici ce quâils étaient.
Le même texte paraîtrait bientôt dans certains journaux, et serait placardé sur des poteaux. Quand le commerçant leva la tête, ce fut pour remarquer:
â Cela semble prouver que la rumeur est fondée: une grande manifestation publique me paraît susceptible dâavoir lieu ce week-end. Nous allons partir dimanche matin.
Les derniers mots étaient destinés à sa femme. Celle-ci tendit la main pour prendre la feuille de papier.
â Pouvez-vous vérifier si vous avez reçu la même? demanda Renaud au voisin.
Bielfeld contourna la maison pour vérifier le contenu de sa boîte aux lettres. Pendant son absence, les trois femmes purent lire le document. Heureusement, les deux fillettes sâamusaient dans une barque, sur le lac: la mine inquiète des adultes leur serait épargnée.
â Je nâai pas reçu ce torchon, déclara le voisin en se laissant tomber sur sa chaise.
â Ces gens se donnent beaucoup de mal. La lettre portait mon nom, même si je ne figure pas au bottin. Ce texte a dû être imprimé à un millier de copies et posté à tous les chrétiens de Sainte-Agathe, protestants et catholiques.
â Mais pas aux Juifs, remarqua Bielfeld. Cela devient intolérable.
La conversation ne reprit pas vraiment. Après quelques minutes, les voisins retournèrent chez eux avec Sarah Weinstein.
Restés seuls, les Daigle commentèrent pour la millième fois la situation.
â Moi qui ne voulais pas que tu tâapproches des nazis, murmura Virginie, je me rends compte que ceux-ci entendent te rejoindre à Sainte-Agathe.
â Tu sais, les Juifs ne sont pas les seuls visés dans ce document. Je me demande si le conseil de ville nâest pas aussi la cible de ces gens.
Devant le regard intrigué de sa femme, Renaud expliqua:
â Tu vois que le maire est pris à parti, de même que le conseil municipal. Chez les catholiques aussi, les rumeurs circulent. Il y en a une qui a fait son chemin jusque dans les journaux de Montréal. Un conseiller municipal serait en train de se faire une réputation en tant que bras droit de M gr Bazinet, dans cette campagne antisémite.
â Pour devenir maire à la place de Forget?
â La rumeur veut quâil rêve plutôt du siège de député provincial, à la place dâHermann Barrette. Celui-ci sâest déclaré un admirateur de notre prélat domestique⦠mais on ne peut pas dire quâil a enfourché son destrier pour lui venir en aide.
â Tout ce grabuge ne servirait quâà alimenter la petite politique de village?
Le ton de la jeune femme indiquait le plus profond scepticisme. Son mari lui adressa un sourire avant dâafficher tout son cynisme:
â La recette qui sert si bien Adolf peut être reprise dans notre merveilleux village.
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