L'Eté de 1939 avant l'orage

qu’il avait appris exigeaient que le ministre soit mis au courant.
    â€” Vous devez savoir. Si vous ne partagez pas cet avis, vous ferez semblant de n’avoir rien entendu.
    â€” Ce à quoi trente-cinq ans de politique m’ont préparé.
    Je vous écoute donc.
    Du regard, l’avocat invita Farah-Lajoie à présenter les faits tels qu’il les connaissait. Son expérience devant les tribunaux lui avait appris à procéder avec méthode et clarté, pour le bénéfice d’un jury. Et les années de pratique du droit de Lapointe l’autorisaient à poser les bonnes questions et à tendre l’oreille.
    Une demi-heure plus tard, le politicien se trouvait avec les trois lettres de menace posées devant lui sur son pupitre, de même que la feuille de papier sur laquelle sa secrétaire avait tapé quelques lignes. D’un geste, il repoussa la loupe que lui tendait l’enquêteur.
    â€” Je vous crois sur parole.
    â€” Qu’Élise ait pu commettre un crime de ce genre ne vous paraît pas incroyable? demanda Renaud, toujours horrifié par la situation.
    â€” Je suis surpris. Toutefois, cela ne me semble pas incroyable. Mon cynisme tient à une vie passée en politique, la vraie, sur le terrain. Cela m’a appris à ne m’étonner de rien. J’irai même plus loin: je reconnais très bien Élise Trudel dans ce que votre ami vient de nous raconter.
    Alors que son interlocuteur jetait de grands yeux effarés sur lui, le politicien s’esclaffa, puis un moment plus tard il expliqua enfin:
    â€” Ses talents extraordinaires d’organisatrice me faisaient espérer il y a quinze ans qu’elle puisse se porter candidate.
    L’idée du meurtre émane peut-être de Davidowicz. Ce scénario pour vous donner l’air d’un idiot, toutes ces années après avoir levé le nez sur elle, puis ces lettres de menace écrites à l’avance pour orienter les soupçons vers les fascistes…
    Magistral. En vous dirigeant vers ces voyous, elle faisait encore de la politique: elle rendait à la fois service aux libéraux et aux Juifs, sa nouvelle famille!
    Un long silence succéda à ces paroles, Renaud pensa à Virginie qui le traitait de naïf. Si tout le monde autour de lui le voyait de cette façon, autant se limiter à enseigner le droit constitutionnel et à acheter des cinémas. Ce fut le politicien qui relança la conversation:
    â€” Si Élise a fui le nid cet après-midi, où soupçonnez-vous qu’elle soit allée?
    â€” Son amant a filé jusqu’en Pologne, rappela Farah-Lajoie.
    â€” Mais elle est trop bien informée pour le suivre là-bas.
    L’avocat ne put s’empêcher de penser à haute voix:
    â€” À sa place, je me rendrais à Boston, où réside son frère Henri. De là, elle pourra savoir si nous essayons d’obtenir son extradition. Au premier signe en ce sens, elle montera sur un navire et cherchera refuge dans un pays lointain. Je choisirais l’Amérique du Sud, ou mieux, l’Espagne ou le Portugal.
    â€” Si vous avez raison, elle se trouve déjà aux États-Unis, observa Lapointe. En train, Kingston se situe à une heure.
    Des traversiers partent de cette ville pour aller du côté américain à toute heure du jour. Cependant, pour une fuite de ce genre, il faut des moyens.
    â€” Le notaire chargé de l’affaire a demandé un prix suffisamment bas pour la maison de la rue Davaar pour permettre une vente rapide. Mais même en deçà de la valeur marchande, cela lui donne de quoi voyager loin, et longtemps.
    Un moment, l’avocat avait pensé à s’en rendre propriétaire, mais finalement les projets cinématographiques de Virginie l’avaient incité à conserver ses liquidités.
    â€” Et maintenant, qu’entendez-vous faire? questionna encore Lapointe.
    â€” Vous êtes le ministre de la Justice, et vous m’avez demandé, le 23 mai, de jeter un œil sur l’affaire Davidowicz.
    Vous en savez autant que moi. Je vais présenter le même rapport à la personne qui m’a embauché. Vous déciderez des suites à donner, conclut Renaud.
    â€” Donc vous ne vous précipiterez pas à la police d’Outremont, ou auprès des journalistes, pour raconter tout cela?
    â€” Demain, nous serons