L'Eté de 1939 avant l'orage
dès le moment où le professeur avait quitté le bureau de Pouliot le lundi précédent.
â Je suis mandaté pour vous réclamer un autre petit geste: convaincre Cohen de laisser tomber.
â Cela, je lâai fait lors de ma première rencontre avec lui.
Pas pour faire plaisir aux racistes, bien sûr, seulement pour lui épargner des frustrations. Mais ses arguments sont irréprochables, il a raison. Jâabandonne à quiconque la veut la mission de lui faire entendre la déraison. Car cet individu est dans son droit, il est ignoble de lui demander dâabdiquer.
Vous savez quâil a terminé premier de sa promotion?
â Là nâest pas la question. Cinq hôpitaux se retrouveront sans médecin lundi prochain.
â Ce dont Pouliot sera responsable, pas ce jeune homme.
Si dans dix ans vous avez à consulter un praticien pour une maladie grave, choisirez-vous dâaller chez notre ineffable dirigeant de la Faculté de médecine, ou chez Cohen?
La journée du doyen de la Faculté de droit ne serait pas facileâ¦
â Je vois déjà un médecin juif. Comme nous imposons des quotas qui limitent la présence de ces étudiants dans nos murs, nous nous retrouvons avec les meilleurs dâentre eux.
â Surtout, les Canadiens français nous arrivent des collèges classiques à peu près incultes. Difficile pour eux de soutenir la compétition.
â En ce qui concerne les sciences, cela paraît évident.
Depuis dix ans, une vaste discussion avait cours sur les lacunes de lâenseignement scientifique dans les établissements secondaires dirigés par le clergé. Quelques améliorations insignifiantes avaient été consenties à ce sujet.
â Quant à moi, je ne circonscrirais pas le problème de leur inculture aux sciences. Rabâcher du latin dâéglise et apprendre par cÅur les philosophes catholiques, cela ne fait pas une base bien solide, dans notre monde de plus en plus scientifique et technique.
â Mais vous avez évoqué devant moi votre intention dâinscrire votre fille aux humanités classiques?
â Son choix.
La mine du doyen exprimait lâidée que les enfants ne devaient pas avoir voix au chapitre sur ces questions. Renaud choisit de mettre fin à la rencontre plutôt que de sâengager dans une nouvelle discussion sur lâéducation des jeunes adolescentes.
â Alors, je dois dire au recteur⦠relança le vieil homme.
â Que Cohen se trouve tout à fait dans son droit.
Lâhôpital nâa quâà mettre fin à son engagement en lui offrant un dédommagement honnête. Quant à des excuses à Pouliot, mieux vaut ne pas écorcher les oreilles du digne prélat qui nous sert de recteur en lui répétant ce que jâen pense. Par gentillesse, je ne vous dirai même pas le fond de ma pensée à ce sujet. Mais vous trouverez certainement les mots pour lâen informer.
Le problème se régla de lui-même. En sortant de chez le doyen, Renaud se rendit chercher le concierge dans sa loge et exigea que celui-ci aille enlever sur-le-champ la tête de porc. Lâhomme obéit en maugréant: mais dans sa position il ne convenait pas de mettre en colère les professeurs. Lâavocat se fit un devoir dâoccuper son bureau pendant quelques heures, juste pour montrer que personne ne le chasserait des lieux. Au moment de partir, il vit une figure pâle se découper dans lâembrasure de la porte.
â Monsieur Daigle, je peux vous rencontrer?
â Monsieur Cohen, je ne vous demande pas quel bon vent vous amène. Asseyez-vous, je vous prie.
â Je ne prendrai pas beaucoup de votre temps. Je voulais juste vous dire que jâabandonne. Jâai donné ma démission tout à lâheure.
Renaud demeura silencieux un instant, avant de prononcer:
â Je suis désolé dâentendre cela. Je comprends toutefois que votre situation devenait intenable. à tout le moins, vous dédommagera-t-on pour le contrat rompu?
â Non, puisque câest moi qui démissionne. On mâa même fait sentir que jâétais chanceux de ne pas être poursuivi pour bris de contrat.
â Les salauds. Ce nâest pas si simple. Nous pourrions les attaquer, de même que les internesâ¦
Déjà , lâavocat enfourchait son cheval
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