L'Eté de 1939 avant l'orage
prendrait peut-être fin bientôt. Lâidée ne lui répu-gnait plus autant, mais sâil devait en arriver là , ce ne serait pas sans lutter.
â Si vous mâavez donné rendez-vous pour me demander ma démission, continua le professeur, câest peine perdue. Je préférerai recevoir une lettre de congédiement. Et soyez certain que je ferai tout le bruit possible sur la situation et les circonstances y ayant conduit. Voilà douze ans que je suis iciâ¦
â Voyons, il ne sâagit pas de cela!
Le doyen savait que la menace nâétait pas vaine. Renvoyer un professeur dont personne nâavait mis la compétence en doute à la demande dâun petit quarteron de racistes, à une époque où lâUniversité de Montréal dépendait plus que jamais de la charité publique pour sa survie, aurait été bien imprudent. Dâautant plus que ce personnage était proche du Parti libéral, qui pouvait se trouver de nouveau au pouvoir à Québec très bientôt.
â Je voulais simplement vous inviter à plus de prudence.
Vous avez eu des mots avec le docteur Pouliotâ¦
â Câest une façon de décrire notre échange. Jâen garde un souvenir qui ferait un joli récit.
Lâautre risqua un signe de la main, comme pour calmer lâhumeur belliqueuse de son interlocuteur:
â Je sais que câest un vieil imbécile, mais il a un ascendant sur ses collègues. Hier soir, sans doute au moment où de jeunes fous vous faisaient ce tour pendableâ¦
â à sa demandeâ¦
Le doyen reprit son geste apaisant.
â Vous savez attirer vous-même le ressentiment des internes. Votre échange dans la rue Saint-Urbain, à ce quâon mâa ditâ¦
â ⦠Moi qui étais venu à Montréal en pensant que lâon y vivait dans un certain anonymat, comparé à Québec.
Renaud se sentit rougir un peu. Mieux valait ne pas ajouter que cet interne malodorant nâavait pas volé de se faire dire ses quatre vérités.
â Comme jâessayais de vous lâexpliquer, au moment où vos nouveaux amis plaçaient leur pièce de charcuterie sur votre porte, Pouliot tenait une réunion des médecins Åuvrant dans les hôpitaux catholiques de la ville. La rumeur veut que ceux-ci se mettent en grève à leur tour lundi prochain.
â Diantre, tous les établissements paralysés! Il possède ce pouvoir?
â Il sâagit dâune petite coterie: tous ces médecins ont été formés ici. Et la plupart doivent penser que leurs collègues juifs leur font une trop forte concurrence. Tous les professionnels ont de la difficulté à gagner leur vie, depuis le début de la crise. Les malades se laissent mourir dans leur taudis sans consulter.
Boycotter des «étrangers» pour sauver les assises économiques de la race, une solution privilégiée par les lecteurs des périodiques nationalistes, se remémora Renaud.
â Je vous ai demandé de venir ici afin de vous convaincre de consentir un geste dâapaisement, pour calmer les esprits, continuait le doyen. Le mouvement pour obtenir la démission dâun interne juif pourrait se transformer en cabale contre vous.
Cela se pouvait bien. Ou plutôt, une cabale des nationalistes contre un libéral notoire. La petite politique partisane ne se trouvait jamais bien loin sous la surface, dans la province de Québec.
â Que voulez-vous dire, par un geste?
â Un mot gentil à Pouliot, par exemple.
â à ce vieil idiot? Jamais. Voyez-vous, je suis assez prospère pour me priver de mon emploi de professeur. En fait, mon épouse est en train de me convaincre que je deviendrais plus riche encore si je ne mettais pas autant de temps à enseigner des notions de droit à des esprits pas très éveillés.
Pouvoir se passer sans mal dâun salaire que, de toute façon, je nâai pas touché depuis cinq mois donne une liberté extraordinaire: celle de ne pas avoir besoin de mâavilir devant une personne que je méprise.
â Je ne suis pas vraiment surpris de votre réponse, répondit son interlocuteur avec un sourire. Jâavais dâailleurs averti le recteur que ce serait une perte de temps de vous demander cela. Lâhistoire avait déjà été discutée en haut lieu, sans doute
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