L'Etoffe du Juste
avoir pris ton membre dans sa bouche pour boire ta semence ne se nommait-elle pas Adète ? N’a-t-elle pas ri en voyant ta petite verge rabougrie ?
Dans la foule, des rires étouffés se propagèrent. Amusé malgré moi, je vis le visage de Guillot s’empourprer. D’expérience, je savais que Gerbaut avait visé juste. Je me remémorai Baudouin, tonnelier de Rossal et sodomite, Jehanne à la cuisse légère, le père Prelou et son ménage avec Hodierne, et surtout Papin, dont les malversations avaient été mises au jour devant tout le village. Pour chacun, il avait eu raison. Sans compter ce qu’il avait dit de moi. Il sera damné. Maudit pour l’éternité.
— Comment. Comment oses-tu ? bafouilla le moine outré, les lèvres pincées et les bajoues frémissantes d’indignation et de honte.
J’entendis un rire gras sur ma droite et en cherchai la provenance. C’était Pierrepont, qui semblait trouver la scène fort drôle.
— N’as-tu pas passé ta vie entière dans une licence aussi secrète que coupable ? poursuivit Gerbaut. Dieu te jugera en conséquence ! Tu peux bien me brûler si le cœur t’en dit, mais cela ne t’empêchera pas de croupir en enfer ! Mille fois, tu imploreras son pardon et mille fois, il te le refusera, mécréant ! Et moi, je serai assis à la droite du Père et je ricanerai !
Il pointa un doigt accusateur et tremblant de colère vers son adversaire, qui se flétrissait à vue d’œil.
— Væ autem vobis, scribæ et pharisæi hypocritæ, quia clauditis regnum cælorum ante homines ! Vos enim non intratis nec intrœuntes sinitis intrare ! 5 Sache, prêtre corrompu, que, grâce à ma gouverne, chacun des habitants de ce village est pur ! Tous, je les ai recueillis alors qu’ils étaient égarés. Tous, je les ai guidés vers le droit chemin ! Au jour du jugement, ils entreront au paradis. Peux-tu en dire autant ?
Avec un souverain mépris, il se désintéressa de Guillot et porta son attention sur Brun, qui se crispa imperceptiblement en vue de l’attaque qui allait suivre.
— Et toi, cupide petite chose ? Ne possèdes-tu pas des richesses héritées de ta famille, bien que l’Ordre de Cluny exige de toi le vœu de pauvreté ? Amen dico vobis : Dives difficile intrabit in regnum cælorum 1 , disait Notre-Seigneur !
— Blasphémateur ! vociféra le petit moine. Tout ce que tu dis n’est que folie !
Je ne pouvais qu’admirer la pugnacité de Gerbaut qui, malgré sa situation précaire, tenait tête aux deux moines. Evidemment, les confondre ainsi ne faisait que hâter sa perte, mais il ne semblait nullement s’en préoccuper.
Cette fois, ce fut Guillot qui vint à la rescousse de son compère.
— Suffit ! tonna-t-il. Satan parle par la bouche de cet impie ! Que les flammes purifient cet endroit maudit ! Au bûcher !
Hésitants, les deux soldats qui tenaient toujours Gerbaut se tournèrent vers Pierrepont. Je regardai discrètement le seigneur du coin de l’œil et le vis hausser les épaules avec un mélange de résignation et d’indifférence.
— Faites ce qu’ils disent et finissons-en, soupira-t-il.
Sans plus attendre, le prédicateur fut conduit vers l’instrument de son supplice, au son des gémissements et des pleurs des villageois, qui semblaient finalement réaliser que leur prophète allait être brûlé vif. À son honneur, jamais Gerbaut ne tenta de résister, m’inspirant malgré moi un soupçon d’admiration. Au contraire, il arracha ses bras de l’emprise des soldats, se redressa et, la tête haute, marcha dignement vers le bûcher, exactement comme les Parfaits du Sud. Une fois arrivé, il y monta sans aide et s’adossa au poteau.
— Alors, qu’attendez-vous, moines indignes ? dit-il en tendant ses bras maigres. Allez-vous me lier vous-mêmes ou confier la tâche à vos valets pour ne pas que vos blanches mains soient aussi souillées que vos consciences ?
Le visage cramoisi, les deux moines firent un signe de tête aux soldats, qui grimpèrent sur le bûcher et attachèrent solidement les poignets de Gerbaut au poteau. Jamais les yeux du vieillard ne quittèrent ceux de ses accusateurs, que je surpris plusieurs fois à baisser le regard. Puis un soldat leur apporta une torche enflammée. Il était à peine sorti de l’enfance et son visage imberbe était transi d’effroi.
Je sursautai en sentant une main se poser sur mon avant-bras. Je tournai la tête pour apercevoir
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