L'Etoffe du Juste

construit pas des bûchers pour danser autour comme à la Saint-Jean, rétorqua Guy d’un ton cynique. Vois toi-même : on amène l’objet de la fête.
    Je suivis son regard et aperçus Gerbaut, que deux costauds venaient de sortir du manoir et qui se laissait traîner dans la neige sans protester. Lorsqu’il fut près des moines, les hommes le relevèrent de force. De toute évidence, ils s’en étaient donné à cœur joie avant de l’extraire de sa demeure : son visage tuméfié était à peine reconnaissable. Un de ses yeux était fermé par l’enflure et ses cheveux blancs étaient maculés de sang. Ses lèvres fendues se déformaient en un sourire repoussant. Malgré cela, dès qu’il fit face aux moines, il se redressa, le menton en avant et l’air dédaigneux. Le silence tomba parmi les soldats et les villageois.
    —    Gerbaut de Gant ! s’écria Guillot, le gros moine replet, afin que tous l’entendent. Tu es accusé d’hérésie !
    —    D’hérésie ? riposta le prédicateur avec bravade. Et qui es-tu donc pour m’accuser de dévier de la voie tracée par Dieu ?
    Conscient des regards qui pesaient sur lui, Guillot bomba le torse.
    —    Je suis un moine bénédictin de l’Ordre de Cluny, fondé sur la règle de saint Benoît de Nursie, clama-t-il avec fierté.
    —    Ah. fit Gerbaut avec une grandiloquence exagérée. Un moine bien nourri qui vit dans un riche et confortable monastère. Eh bien, pendant que tu t’affaires à lire et à écrire, moi, je répands la bonne nouvelle et je sauve des âmes ! Pharisien ! Je prêchais la parole de Dieu alors que tu n’étais même pas encore une mauvaise pensée dans les couilles de ton géniteur !
    Le visage du moine se durcit distinctement.
    —    Tu prêches, dis-tu ? Es-tu même prêtre ?
    —    Je n’ai nul besoin d’ordination pour transmettre la Parole ! Jésus n’était pas prêtre, lui non plus, et cela ne l’a pas empêché de les confondre dans le temple de Jérusalem alors qu’il n’était encore qu’un enfant ! La foi est mon seul gage !
    Brun intervint pour secourir son collègue.
    —    Ce matin, on t’a vu confesser tes disciples. Puisque tu admets ne pas avoir reçu le sacerdoce, de quel droit absous-tu les péchés ?
    —    Du droit que me confère Dieu, comme il l’accorda à son Fils bien avant que la prêtraille ne soit inventée !
    À ma droite, un soldat se pencha vers son voisin.
    —    C’est qu’il est fougueux, le bonhomme, murmura-t-il en ricanant. M’est avis qu’il va s’en repentir.
    —    Il devrait faire vite, alors, car son temps achève, fit oberver l’autre en désignant le bûcher de la tête.
    —    Hérésie ! s’écria le moine maigrichon au profit de la foule. Vous l’avez tous entendu ! Cet homme usurpe le sacerdoce !
    Les soldats, indifférents à ces questions, se contentèrent de hausser les épaules, mais l’enthousiasme des accusateurs n’en fut pas affecté.
    —    Tous t’ont vu encourager tes disciples à se flageller jusqu’à tirer le sang en leur promettant le salut de leur âme ! reprit le gros moine. Tu pousses la perversion jusqu’à les fouetter toi-même alors que Notre-Seigneur Jésus-Christ n’était que pitié et compassion !
    —    Tu n’as aucune autorité pour porter de telles accusations, méprisable moinillon ! Je n’enseigne que le mépris et la vanité de la chair, qui doit être domptée. La vie entière doit servir à préparer une bonne mort ! La macération seule ouvre les portes du paradis et du salut éternel ! Tout ceci est en accord avec la doctrine de notre sainte mère l’Église ! Tu aurais avantage à en tenir compte, toi dont la panse est si bien rebondie. Comme tous tes congénères, les péchés d’autrui te préoccupent davantage que les tiens propres. Pourtant, il y a matière.
    Le regard de Gerbaut se fit plus pénétrant et je sus aussitôt ce qui allait suivre. La scène de mon enfance me revint. Voilà qu’il va nous faire son numéro de bateleur, dit la vieille Ylaire, dans ma tête. J’ignore comment il fait, mais on dirait qu’il devine les secrets de tout le monde. M’est avis qu’il est plus sorcier que prophète.
    —    À la nuit tombée, ne cours-tu pas secrètement les putains qui suivent ce convoi, alors que l’Ordre dont tu te réclames exige de toi chasteté et célibat ? Ne retrousses-tu pas cette soutane dont tu es si fier pour les lutiner ? La dernière à