Lettres - Tome I
libre. Or les plaisirs des yeux ou des oreilles ont si peu besoin d’être recommandés, que l’orateur doit moins exciter que contenir notre passion ; mais pour obtenir que quelqu’un affronte de bon gré les ennuis et la peine d’élever des enfants, aux récompenses il faut joindre encore de délicates exhortations. Si les médecins accompagnent de flatteuses paroles les remèdes salutaires, mais peu agréables à prendre, à plus forte raison fallait-il que celui qui songeait à faire à sa ville un don d’une très grande utilité, mais d’une popularité moindre, le présentât paré de toutes les grâces du discours. Surtout il s’agissait d’obtenir que les dons faits à ceux qui avaient des enfants fussent approuvés même par ceux qui n’en avaient pas et que l’honneur accordé à un petit nombre fût attendu et mérité avec patience par les autres. Mais si, à cette époque, quand j’essayais de faire comprendre le but et les avantages de ma donation, je me préoccupais plus de l’utilité publique que de ma vanité privée, je crains aujourd’hui, en publiant mon discours, de paraître guidé moins par l’intérêt d’autrui que par le souci de ma propre gloire. D’autre part je n’oublie pas qu’il y a plus de grandeur d’âme à chercher la récompense de sa vertu dans sa conscience que dans la renommée. La gloire doit être la conséquence, non le but, et, s’il arrive que cette conséquence manque, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas obtenu la gloire qu’une action est moins belle. Ceux au contraire qui rehaussent par leurs discours les services qu’ils ont rendus semblent non pas les glorifier, parce qu’ils les ont rendus, mais les avoir rendus pour les glorifier… Ainsi une action qui serait magnifique, rapportée par un autre, si elle est racontée par son auteur, n’est plus rien ; car les hommes ne pouvant anéantir l’acte même, s’en prennent à sa glorification. De sorte que si votre conduite mérite le silence, ce sont vos actes qu’on blâme, et si elle est digne d’éloges, c’est vous-même qui êtes critiqué, pour ne pas garder le silence. Je suis encore arrêté par un scrupule personnel : ce discours, je l’ai prononcé non devant le peuple, mais devant les décurions {17} , non en public, mais dans la curie. Or je crains d’être peu d’accord avec moi-même, alors qu’en parlant j’ai fui l’approbation et les applaudissements de la foule, si je les brigue maintenant par cette publication ; et, alors que j’ai mis la porte et les murs du sénat entre le peuple et moi, bien qu’il fût l’intéressé, pour éviter toute apparence de flatterie, si je viens maintenant rechercher, en me jetant pour ainsi dire à leur tête, l’approbation de ceux mêmes à qui ma libéralité n’apporte pas autre chose qu’un exemple. Voilà les motifs de mon hésitation ; je me rangerai à votre avis, dont l’autorité me tiendra lieu de raison. Adieu.
IX. – C. PLINE SALUE SON CHER MINICIUS FUNDANUS.
Le charme des lettres à la campagne.
Chose étrange ! Prenez à part chacune des journées passées à la ville, il est ou paraît facile de se rendre compte de son emploi ; prenez-en plusieurs et en bloc, le compte n’est plus possible. Demandez à quelqu’un : « Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? » Il va vous répondre : « J’ai assisté à une prise de toge virile {18} , j’ai été invité à des fiançailles, à un mariage ; un tel m’a demandé ma présence à la fermeture de son testament {19} , un autre mon assistance devant le juge {20} , un autre une consultation d’amis {21} . » Chacune de ces occupations, le jour où l’on s’y est livré, a paru obligée, mais quand on réfléchit que toutes les journées se sont passées de même, on les trouve vides, surtout dans la retraite. On se dit alors : « Que de jours perdus à des futilités. »
C’est ce que je me répète dans ma villa des Laurentes {22} , où je lis, où je compose, où je cultive aussi mon corps, dont la vigueur est le soutien de l’esprit. Je n’entends, je ne dis pas une parole que je puisse me repentir d’avoir entendue ou dite. Nul ne déchire devant moi le prochain par des discours malveillants, et de mon côté je ne blâme personne, si ce n’est moi, quand ma composition, ne va pas. Aucune espérance, aucune crainte ne me trouble, nulle rumeur ne m’inquiète ; c’est avec moi seul et avec mes livres que je converse.
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