L'expédition
simple :
— Imagine ces hommes que nous allons tuer, couchés, grotesques, presque nus.
— Ils ne souffriront pas le millième du mal qu’ils ont semé partout sur ce pauvre pays.
— Ils seront sans défense.
— Tant mieux pour nos soldats.
— Pierre, Pierre, si quelque fou de foire, quand nous étions en Terre sainte, t’avait prédit qu’une nuit de ta vie tu pousserais ta troupe dans une chambre ouverte par traîtrise pour surprendre des moines sous leur couette et leur casser le crâne avant qu’ils ne s’éveillent, qu’aurais-tu fait, dis-moi ?
— J’aurais assurément assommé le jean-foutre. Nous étions dans nos vieilles guerres, tout était franc en ce temps-là. Rien ne l’est plus.
Jourdain sourit et dit encore :
— Un jour, à Jérusalem, nous avons sauvé un homme de la mort, un derviche inconnu.
Pierre hocha la tête.
— Certes, je me souviens. C’était ton vieux Khédir.
— Des croisés de Bourgogne le bottaient comme un sac au milieu de la ruelle qui conduit au Saint-Sépulcre.
— Nous l’avions pris, de loin, pour un tas de guenilles, dit Pierre, l’œil tout à coup pareil à un trait de soleil au sortir d’un nuage.
— Les soudards ont cru voir un taureau leur tomber sur le râble, tant tu leur es venu furieusement dessus.
— Autant qu’il me souvienne, répondit le jovial, je n’ai cassé que quelques dents. Tu as fait pire, mon beau. Tu as rompu un bras et enfoncé deux trognes. Notre cause était bonne. Khédir était un sage.
— Nous l’avons su plus tard, dit Jourdain. Nous n’avons relevé, ce jour-là, que le corps d’un mendiant aveugle. Et s’il avait été le diable ?
— Hé ! nous aurions pareillement couru à son secours ! murmura son compère, rêveur et riant doux.
Jourdain aussi se prit à rire, content et véhément comme si lui venait une découverte de grand prix.
— Oui, dit-il, nous aurions pareillement couru à son secours, car même le diable, par je ne sais quel mystère, même lui aurait échauffé notre pitié, s’il nous était apparu comme un miséreux tourmenté par des ivrognes en armes. Dieu, tellement absent du monde, se cache peut-être là, et peut-être ne se révèle que là, dans cette sorte d’innocence d’enfant qu’on voit toujours aux êtres sans défense, même les pires. Pierre, si nous tuons ces gens, le dégoût de nous-mêmes nous viendra dans la gorge chaque fois qu’un homme de cœur nous offrira son amitié.
Pierre parut brusquement s’éveiller, resta un moment à bafouiller des mots éberlués, puis, d’un coup s’insurgeant :
— Tu divagues. Ces moines sont des bourreaux. Malheur sur toi, mille dieux, si leur sang te fait peur.
— Un bourreau martyrisé n’est plus un bourreau mais une victime, lui répondit Jourdain d’un grand souffle impatient. Enfonce donc cela dans ton crâne de bœuf !
— Hé ! brailla l’autre, ceux de Pujols, de Saint-Paul, de Limoux, et ceux qu’ils sont venus juger chez d’Alfaro, que sont-ils ? Des coupables ?
Il s’éloigna, revint, soupira bruyamment, dit encore :
— Jourdain, nous tuerons cette nuit qui nous devons tuer. Je sais, l’ouvrage est sale. Eh ! nous nous laverons ! Ce que l’on fait, le temps l’efface. L’important est ce que l’on est. Les malfrats que nous menons ensemble n’auront aucun besoin de courage pour cogner de la hache et jouer du couteau. Il leur suffira de se laisser aller à leur jubilation de bêtes enragées. À nous, il faudra plus de bravoure que nous n’en avons jamais eu, parce que nous sommes de bonnes gens, toi et moi, et que nous aurons à vaincre les plus rudes ennemis qui soient : nous-mêmes, et cette sorte d’amertume insupportable qui vient avec la crainte d’être indignes. Mais nous ne nous perdrons pas. Demain, quoi qu’il arrive, même empêtrés de misères imprévues, nous n’aurons pas à avoir honte. Bien ou mal, nous aurons fait ce qui était à faire, avec ce que nous sommes et comme nous pouvions.
— D’autres inquisiteurs viendront après ceux-là, plus exaltés encore et plus impitoyables, parce qu’ils se sentiront justifiés par le sacrifice de leurs frères, marmonna Jourdain. Pierre, je ne crois plus en rien de bon.
Il se tut un moment, puis, tout brusque :
— Qu’importe, je ferai la besogne.
— Bientôt la guerre s’allumera partout, Jourdain, la belle et bonne guerre. D’ici quelques matins il pleuvra des miracles, dit
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