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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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soucis de ventre, et peu à peu, laissant enfler sa grincherie :
    — Je voudrais bien voir ces grands péteux aux pots et aux lessives, aux chiures, aux morves, aux misères d’enfants, aux fumiers, aux légumes, aux lavements des paillasses, dit-elle. Ils apprendraient la vie d’où ils sont tous sortis et peut-être bien trouveraient Dieu plus sûrement que dans les philosophies de ce marchand de lampes qui va nous faire prendre froid à nous tenir dehors quand les volailles dorment. Je sais de qui je parle. Je l’ai connu jeunot, fier comme un paon et beau comme on ne sait plus l’être. Et je l’aime toujours, pauvre de moi !
    Le vieux Bernard, l’air surpris, chercha d’où venaient ces grincements à grand-peine assourdis par les remontrances et petits cris des femmes faussement indignées à l’abri de leurs châles. Il devina l’aïeule, que cachaient ses compagnes. Jeanne le vit ému plus qu’il n’aurait dû l’être. Elle s’étonna, rencontra le regard du seigneur de Péreille qui scrutait lui aussi les visages, tandis que dans le groupe noble où se tenaient Corba son épouse, Esclarmonde, Arpaix et Philippa ses filles, on murmurait entre soi. Dans le donjon n’était resté personne, sauf le veilleur sur la terrasse. Son chant de bonne garde et de paix des ténèbres du haut des nuées noires vint errer sur la cour, guttural, long et lent, et dans le vent léger s’en retourna vers des tranquillités inaccessibles.
    — Il est temps que vous sachiez où sont ce soir nos hommes, dit Bernard.
    Il voulut poursuivre plus avant. D’un instant il ne put.
    Sa bouche trembla mais il ne baissa pas le front, au contraire il se raidit et la lumière de ses yeux se perdit au-dessus des gens, son capuchon noir sur son crâne glissa, ses longs cheveux blancs frémirent sur ses oreilles et il resta ainsi désarmé, vulnérable comme si l’assaillaient toutes les nuits du monde, le temps que passe encore une bribe de litanie du veilleur invisible. Puis à nouveau il parla. Il dit à grands efforts pour quel travail était partie la troupe. Il prit la main de Péreille à son côté debout et rapporta fidèlement ce que cet homme de bien, et Pierre de Mirepoix son gendre, et Jacques d’Alfaro et peut-être le comte Raymond dans son palais espéraient du meurtre des inquisiteurs de Toulouse : le soulèvement du peuple, la guerre décisive, la fin des bûchers et des persécutions, le retour de la paix tolérante et joyeuse. Il dit enfin :
    — Je ne leur ai pas interdit ce massacre parce qu’on ne peut interdire au torrent d’aller à sa vallée. Je leur ai dit pourtant qu’à combattre des diables avec des armes de diables ils risquaient grandement de devenir semblables à ces êtres qu’ils détestaient. Ils m’ont répondu : « Devons-nous rendre gorge et nous laisser mourir ? » Je leur ai dit : « Nous le devons si nos âmes l’exigent, car nos âmes sont plus vastes et plus précieuses que nos existences. » Ils m’ont répondu : « Que valent notre âme et la tienne au regard de mille et mille gens que nous pouvons sauver ? » Je leur ai dit : « Elles valent ce que Dieu vaut » Ils m’ont répondu : « Dieu veut la vie. » Alors je leur ai dit : « Pauvres enfants, de quelle sorte de vie parlez-vous ? » Et nous avons tous baissé la tête, et après longtemps sans rien dire Pierre m’a demandé de le bénir et de bénir ses hommes, et je les ai bénis, car ce sont mes enfants.
    Il ouvrit à demi les bras, hésita, et tandis que sa robe ondulait au gré du vent fraîchi :
    — J’ai parlé comme je le devais. Mais je veux maintenant devant vous confesser que je ne peux m’empêcher d’espérer et de me réjouir au fond de moi, car il est peut-être vrai qu’après la mort de ces inquisiteurs notre vie changera. Il est peut-être vrai qu’à nouveau nous pourrons aller sans souci sur les chemins. Il est peut-être vrai que les bons chrétiens ne subiront plus ni le bûcher, ni la prison, ni l’insulte des gens de Rome. Hommes et femmes, tout est vanité et pourtant rien jamais n’est vain. Entre ces deux vérités il nous faut tracer notre route de vivants ivres de Dieu. Qu’Il vous conduise à bonne fin.
    — S’il n’avait pas dit qu’il était content, grogna Mersende, il aurait goûté de ma pigne.
    Elle sortit de son ample poche une pomme de pin, la fit sauter à petits coups dans sa main comme un caillou vengeur, puis tout soudain regarda

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