L'expédition
chemise. Pierre d’un clin d’œil invita Jourdain à le suivre et s’en retourna vers la grange où étaient ses gens. Golairan se mit alors à trotter derrière eux, l’index devant sa face, pour préciser encore qu’il ignorait dans quelle salle avaient été dressés les lits des enfroqués, car il n’avait pour mission que de conduire la troupe à la poterne du donjon où son maître attendrait. Il prévint ces nobles personnes qui ne l’écoutaient plus guère que Jacques d’Alfaro n’aurait pas de torche mais serait vêtu d’un pourpoint de satin blanc. Ainsi les sergents de monseigneur de Mirepoix pourraient le suivre sans peine, dans l’obscurité des jardins et des couloirs, jusqu’à la chambre des moines. Comptant malaisément sur ses doigts il voulut dire enfin qui étaient ces clercs qu’il fallait tuer. Pierre se retourna, grommela qu’il en savait assez et d’un geste agacé lui imposa silence.
— As-tu peur ? dit Jourdain.
— De quoi donc ? grogna l’autre.
— De voir ces gens prendre vie, s’ils sont nommés.
Pierre se torcha le nez d’un revers de poignet, remonta son ceinturon sur sa bedaine.
— Cesse de te moquer, dit-il. Nous avons du travail.
— Hé ! poursuivit Jourdain en riant doucement, les ruisseaux ont un nom, même devenus secs. Il en va de même pour les hommes. Si tu ne sais rien d’eux, tu peux les effacer du monde aussi simplement que des ombres. Mais si tu connais leurs noms, mon âne, voilà qu’ils demeurent vivants.
— Tais-toi donc, répondit son compère en chassant devant son visage des mouches imaginaires. Tu radotes comme un vieux juif.
— Bien, bien, murmura Jourdain, tout suave.
Il prit Golairan par l’épaule, l’attira dans leur compagnie.
— As-tu entendu ? lui dit-il. Monseigneur de Mirepoix ne craint pas que les noms de ses prochaines victimes lui bourdonnent dans la mémoire. Son âme est sans souci. Tu peux parler, bonhomme.
L’autre fort satisfait leva la tête au ciel, sortit entre les lèvres la pointe de sa langue, joignit ses doigts crasseux sur son ventre concave et ânonna, l’air pénétré :
— Donc, puisque messeigneurs le désirent, voici. Outre Étienne de Saint-Thibéry et Guillaume Arnaud, seront dans cette chambre deux frères prêcheurs : Garsias d’Aure et Bernard de Roquefort ; un frère mineur : Raymond Carbonnier ; l’archidiacre Escriban et son clerc Bertrand ; un notaire : Pierre Julia ; et deux appariteurs : Aymar et Fortanier. Monseigneur Jacques, en récompense de mes services, m’a promis le cheval de l’archidiacre, qui est une fort belle bête. J’espère que vos sergents ne me la disputeront pas. Cela déplairait fort à mon maître, autant qu’à vous-mêmes, assurément.
Jourdain le rassura d’un ébouriffement négligent puis s’en fut au milieu de l’aire battue où étaient les chevaux autour d’un vaste chêne. Golairan eut un sourire modeste et salua, bien que personne ne fût plus devant lui. Pierre, la tête dans les épaules, pénétrait déjà dans l’ombre de la grange. À peine franchi le seuil il y mena un raffut si tonitruant et ravageur que les hommes, comme chassés par une bouffée de bourrasque, furent aussitôt dehors, empêtrés dans leurs savates délacées, ou dans leurs chausses basses, ou dans leurs ceinturons encombrés de ferrailles, haches, épées et dagues.
Monseigneur de Mirepoix fut le dernier à sortir. L’enjambée longue, bousculant sa troupe devant lui et dispersant dans la nuit naissante la nuée de brins de paille qui l’environnait, il s’avança dans la cour, heurta Golairan sans paraître le voir, vint enfin à l’abri du feuillage où déjà bruissaient ensemble étriers, harnachements, sabots et corps. Il se hissa sur sa monture et dans l’obscurité que ne troublait nul vent il désigna ceux qui chemineraient en tête avec son frère d’armes et ceux qui fermeraient avec lui la chevauchée. Après quoi, poussant parmi ses gens sa jument impatiente il prévint à voix sévère que tout le butin ramassé dans la chambre des moines devrait lui être remis, jusqu’au moindre denier. Il dit enfin, haussant encore sa puissante figure :
— Et s’il est parmi vous un bougre d’assez bon cœur pour me ramener la tête de Guillaume Arnaud, je ferai de son crâne une coupe ornée d’un pied d’argent joliment ouvragé et je l’offrirai à notre bon Jourdain, afin qu’il y boive à son aise le vin de ses belles
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