L'expédition
qu’une poignée d’eau. L’œil tout à coup brillant, l’air faussement revêche, il demanda au messager s’il avait pris l’avis de Jacques d’Alfaro. Escot lui répondit qu’il n’avait pas eu l’occasion de le rencontrer, puis précisa prudemment que cette noble personne ne fréquentait plus guère le comte de Toulouse, bien qu’il fût son demi-frère. À ce qu’on lui avait confié, monseigneur Jacques s’était pris récemment d’amitié exclusive pour maître Sicard Lalleman, qu’il voyait tous les jours, à midi et le soir. Jourdain sourit et resta tout songeur, tandis que Pierre affirmait avec force que ce blanc-bec de Raymond, pour peu qu’il se laissât aller à sa colère noire, pouvait encore faire grand bien au pays. Escot l’approuva. Il proposa, si les événements prenaient bonne tournure, d’allumer un grand feu ces prochaines semaines sur le pic de Bidorte qu’on voyait clairement de sur la tour de guet. Pierre estima que l’idée était bonne et s’en fut au foyer dépecer les volailles. Bernard se leva, embrassa Escot et le pria de faire de sa part mille amitiés à son vieux frère Pons. Après quoi il s’en alla. Jourdain l’accompagna. Au seuil de la cour déserte ils se regardèrent furtivement, comme pris au même instant du désir de parler, mais ils se turent et s’en furent à pas lents, s’accordant ensemble à retenir le temps, espérant peut-être que quelques mots enfin déborderaient avant qu’ils aient à se séparer, et délivreraient des sentiments inexprimables. Au pied de l’escalier qui menait au chemin de ronde Bernard s’arrêta, hésita, puis :
— J’aurai bientôt d’importants secrets à te confier, mon fils. Tu viendras chez moi, avec Jeanne, quand il te plaira.
Il soupira, et levant le nez vers les étoiles :
— Le ciel est beau, n’est-ce pas ?
Il examina son compagnon avec une joyeuse malice et s’enfonça dans l’obscurité de la poterne basse. Jourdain monta seul sur les hauteurs venteuses du château, où n’étaient que quatre veilleurs, ils se tenaient serrés les uns contre les autres à battre la semelle autour d’un maigre feu. Ils cessèrent de parler quand ils le virent paraître. Le long des créneaux il s’en fut à l’écart de ces hommes jusqu’à l’extrême pointe du rempart enfoncée comme une étrave dans la vaste nuit et là contempla le lointain, longtemps, droit au sud où était le pic de Bidorte.
Dans les jours qui suivirent, les escarmouches sur la pente du mont se firent plus fréquentes et meurtrières. Le dimanche de la Sainte-Aude de novembre, comme de longs brouillards erraient dans la vallée, un sergent de Puivert nommé Sicard Lesbat voyant venir au loin parmi les buissons gris des gens fantomatiques s’en voulut aller seul, par bravade, contre eux. Il n’eut guère le temps que de se dresser droit sur le mur de défense. À peine offert ainsi il déploya ses bras, les agita dans l’air mouillé, poussa un grognement et s’abattit à la renverse sur la terre battue, une flèche fichée au travers de son cou. Aussitôt s’engagea une brève bataille dans la brume si dense que l’on gaspilla force épieux et boulets à n’écharper que des fourrés. Un assaillant parut mourir d’un de ces coups aveugles, mais on ne vit passer vaguement que son corps traîné dans la grisaille par deux hommes courbés.
Le jeudi de Saint-Jacques, une patrouille de soldats croisés surprit un groupe de chasseurs à la sortie du bois. Deux d’entre eux, à force de feintes, parvinrent à s’enfuir. Trois autres, Alzieu de Massabrac, Vitalis de Gironde et Raymond de Claret, furent jetés à terre parmi les feuilles mortes et rudement roués. Comme ils s’acharnaient désespérément à rouler hors de portée des pieux qui cherchaient leur poitrine, un dévalement soudain de compagnons sous le couvert des arbres les sauva d’un massacre inévitable. Les assaillants abandonnèrent leurs proies dans l’humus remué et bondissants comme des cerfs disparurent bientôt parmi les buissons de la lande. Les trois infortunés tout meurtris et sanglants furent ramenés sur des brancards de branches jusqu’à la cour du château où Pierre vint à eux avec un empressement si furieux qu’il renversa deux hommes occupés à fourbir des couteaux au travers de son passage. Le plus jeune de ces blessés était Alzieu, son écuyer. Il arracha à son lit de feuillage ce garçon qu’il aimait comme un
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