L'expédition
les piétinements et les éclats de voix se fussent éloignés.
Ainsi l’arrivée en plein jour du ruisselant bonhomme ne surprit qu’à demi les sergents et les femmes. On lui offrit du vin dès le seuil de la cour. On le poussa à l’abri des auvents ou Mersende lui vint essuyer la figure, un torchon propre au poing, en le traitant d’écervelé.
— Voyez dans quel état s’est mis ce misérable, gronda-t-elle en frottant ses joues et sa tignasse. Dis, tourment de ta mère, ne pouvais-tu attendre tranquillement que nous revenions au pays ?
Et d’un coup de menton le désignant à Pierre accouru parmi ses gens :
— C’est Escot de Belcaire, un ami de Bernard. Il a l’air d’un chétif, à le voir tout mouillé. Ne vous y fiez pas, les hommes. Il est aussi cabochard qu’un sanglier.
Escot s’en venait de Toulouse avec un message d’un parfait de grand âge nommé Pons de Niort, dont seuls Pierre et Bernard savaient qu’il vivait dans l’intimité secrète du comte Raymond, après qu’il eut longtemps conseillé son défunt père. Pons, qui volontiers passait pour un vieux serviteur des cuisines comtales, désirait faire savoir à ceux de Montségur qu’il ne désespérait pas de leur salut. Monseigneur Raymond se trouvait en effet dans une intéressante perplexité. Assurément son désir d’entrer en grâce auprès du pape était toujours aussi douloureux et vivace, mais il était désormais aiguillonné par une rage nouvelle. Selon Pons de Niort, cet emportement auquel il résistait encore pourrait avant Noël, si Dieu prêtait main forte, redonner vie aux apparents vaincus.
De fait, le comte avait sous-estimé les conséquences de la piteuse débâcle qu’avaient subie ses vassaux. Au lendemain de ce malheur somme toute acceptable, les nobles du pays avaient à peu près tous déserte sa tutelle. Les consuls, après qu’ils l’eurent benoîtement accueilli dans leur Capitole, avaient partout laissé entendre qu’ils le tenaient désormais pour quantité négligeable. Quant aux clercs et aux croisés, ils ne s’étaient même plus préoccupés de dissimuler leur mépris de cet homme irrésolu et fort amoindri par les batailles perdues. Ces humiliations l’avaient d’abord laissé plus pantois et défait qu’un innocent damné. Puis, la morgue des vainqueurs se faisant excessive, il avait peu à peu redressé son échine. Il s’était raffermi. Il s’était insurgé. Il avait pris en haine sa propre faiblesse autant que ces gens qui osaient l’estimer moins qu’une pomme pourrie, et rassemblant enfin ses forces ranimées par la fureur il avait décidé de reconquérir sans plus tarder la considération de ses pairs. Si bien que maintenant, en ces temps de Toussaint, il n’avait d’ambition plus pressante que de prendre résolument la tête des milices toulousaines et de marcher à l’assaut des châteaux français dans la plaine ou n’étaient plus que des garnisons réduites. Ainsi, pensait-il, serait-on bien forcé de le regarder d’un autre œil. Les comtés de Foix et de Comminges reviendraient en hâte dans son ombre, les consuls cesseraient de courtiser les clercs et le sénéchal des Arcis serait contraint d’abandonner le siège de Montségur pour négocier avec lui seul le sort de ce pays ramené à sa botte. Certes, ces projets n’étaient pas encore mûrs, mais Pons, comme il pouvait, les encourageait. C’était là, rien de plus, ce qu’il désirait apprendre à Bernard Marti, son frère vénéré qu’il gardait dans son cœur comme la fleur des hommes.
Ces nouvelles furent dites avec une fougue à grand-peine tenue en bride par Escot de Belcaire sous la voûte de la salle basse, tandis que sur le feu rissolaient des volailles. Bernard, à les entendre, se tint fort attentif, mais après que le voyageur eut parlé, aux questions attendries qui lui vinrent en bouche sur la santé de Pons, la fraîcheur de sa mine et ses vieilles douleurs de dos, chacun vit que seul avait occupé son esprit le souvenir de ce compagnon bien-aimé qu’il n’avait pas revu depuis le fond des temps. Sur les hypothétiques préparatifs de bataille en Toulousain le vieux parfait ne fit aucun commentaire, sauf d’un geste de main et d’un pâle sourire qui remettaient l’affaire à la grâce de Dieu. Jourdain estima qu’il ne fallait pas s’abandonner à l’agaçante espérance que le comte faisait renaître parmi eux, car cet homme lui paraissait aussi peu ferme
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