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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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j’avais pu les rassembler autour de moi et leur désigner le bon chemin, ils auraient marché selon notre désir, dit Bernard. D’autres leur ont parlé plus fort que je ne le pouvais, les voilà contre nous. Ces gens croient aujourd’hui être nos ennemis, hier ils croyaient autant être nos alliés. Tu le sais bien, Jourdain, un rien suffit parfois à changer un cœur d’homme. Toi-même et Pierre auriez pu vous trouver sur l’autre bord, si vous y avait poussés un vent assez puissant. Ce qu’on pense, ce qu’on veut, ne veut pas, ce qu’on craint, qu’on espère, tout cela va et vient, ce n’est pas la vraie vie, c’est la couleur du temps.
    Pierre remua lourdement, désigna le parfait d’un coup de pouce par-dessus son épaule, grogna :
    — Il fait le pur esprit, il gobe les étoiles, il ne veut pas combattre, mais il condescendrait à nous voir morts pour lui, bien que nous ne soyons que des passants stupides. Qu’est-ce qui est donc important, Bernard, à votre idée ?
    — Ce n’est pas que le blé penche vers l’est ou l’ouest, mon fils. C’est qu’il germe à son heure, et pousse, et fructifie. Le pain de vérité est encore rare, mais un jour, si Dieu veut, il nourrira ce peuple. J’ai semé quelques grains. D’autres avant moi l’ont fait, et le feront après. À ce qu’il me paraît, mon ouvrage est fini. Et maintenant, enfants, il est temps que je rentre. Je crains que le froid ne m’enrhume. La paix sur vous.
    — La paix sur vous, vieillard, dit Pierre, ricanant.
    Bernard resserra son manteau sur sa poitrine et s’éloigna, frôlant de l’épaule le mur. En trois pas silencieux il entra dans la nuit.
    — J’aurais aimé au moins que des gens nous estiment, dit Jourdain, au moins pouvoir penser, avant de trépasser, à des amis inconnus, à des feux allumés pour notre salut Pierre, je t’avais dit que ces assassinats ne changeraient pas la vie du pays, mais j’espérais quand même.
    — Bah ! lui répondit l’autre, je t’avais dit qu’ils ranimeraient le monde, mais je n’y croyais pas.
    — Pierre, nous nous sommes trompés en tout, et nous allons combattre pour rien. Bernard ne veut pas vivre.
    Pierre se redressa, déploya sa poitrine.
    — Nous sommes fous, dit-il d’un coup de tête sec, comme on laisse choir une rude évidence.
    Il ouvrit les bras au vent, écarquilla les yeux, chercha devant lui dans l’espace obscur quelque mot prodigieux. Il rugit enfin :
    — C’est magnifique.
    Et le regard tout à coup baigné de larmes il parût d’un rire immense qui fit taire les chouettes et réveilla au loin des hurlements de chiens.
     
    La veille de la Toussaint sous une pluie battante quatre sentinelles venues des lisières du bois amenèrent fièrement sous les remparts un voyageur aussi crotté qu’un laboureur de fin d’automne. À leurs appels et cognements bravaches le portail s’ouvrit et demeura béant parmi les feuillages où bruissait l’averse, sans autres gardes que quelques femmes étroitement assemblées sous l’abri d’une couverture et fort inquiètes de voir revenir leurs hommes partis épier les campements ennemis. Depuis le déploiement de cette multitude en armes au pied du mont, seuls quelques groupes désordonnés avaient par brefs accès de fièvre harcelé les palissades de défense à longs jets hasardeux de cailloux et de flèches. Aucune de ces bandes, que nul ne semblait commander, n’avait tenté de grimper le long des friches jusqu’aux fourrés à portée des murailles. Les gens de Montségur, après quelques journées sur les tours, étaient donc peu à peu revenus à la chasse aux lapins et aux poules faisanes dans ces garrigues proches des veilleurs aux créneaux, et aussi sûres qu’au temps paisible d’avant le siège. En vérité, parmi la foule remuante qui cernait la montagne personne ne semblait impatient d’aventurer sa carcasse à l’assaut de la citadelle. Et l’on paraissait même si peu préoccupé d’en empêcher l’accès que des paysans de Montferrier avaient pu quatre jours durant au crépuscule monter jusqu’au château par le versant de la forêt sans qu’ils aient eu à craindre un instant pour leur vie. À peine avaient-ils aperçu par deux fois des patrouilles armées de lanternes parmi les arbres. Elles s’étaient montrées si bruyantes et distraites qu’il avait suffi à ces portefaix charitables de s’enfoncer à peine dans des entrées de grottes et d’attendre là que

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