L'expédition
frère cadet, quoique son affection fût parfois fort rugueuse, et le porta couché sur ses bras à la salle basse où vinrent bientôt des parfaits et des femmes avec des pansements et des bassines d’eau chaude. Tandis qu’une servante agenouillée devant le feu s’appliquait à laver son épaule déchirée jusqu’à l’os, il se mit à brailler et à insulter le sort avec une verdeur assez vigoureuse pour que chacun fût rassuré. Son trépas, à l’évidence, n’était point imminent. Pierre voulut pourtant que lui fût administrée la consolation des mourants. Il fit appeler Bernard Marti, qui vint avec Jeanne et Jourdain. Le vieil homme écarta de la couche les gens autour d’elle pressés, se pencha sur Alzieu, posa le livre saint sur sa tête, le bénit, puis il baisa deux fois sa bouche et lui ordonna de réciter le Pater. Pierre attendit impatiemment que ce fût fait, après quoi il entraîna Jourdain dehors.
Ils allèrent ensemble visiter les autres blessés. Vitalis de Gironde était chez lui. Comme ils entrebâillaient sa porte, ils l’entendirent demander un bol de soupe et houspiller sa compagne qui s’affairait à son chaudron. Ils ne s’attardèrent guère à le réconforter. Raymond de Claret, le plus meurtri de ces infortunés, avait été mené à la cabane de son frère Guillaume. À peine entré dans l’ombre de cette misérable demeure Jourdain flaira la présence de la mort. Des gens silencieux étaient agenouillés autour de la litière. Des femmes reniflaient, un pan de leur tablier en boule sous le nez. La figure de Raymond était livide, ses yeux étaient clos et il respirait à grand-peine. Son frère vint à Pierre et lui dit à voix basse, hargneuse et sanglotante que tous mourraient bientôt sur cette maudite montagne et que rien ne pourrait les sauver, ni le dieu des parfaits ni leurs pauvres défenses. De sombres grognements alentour l’approuvèrent. Pierre s’en fut soulever le manteau de vieille laine qui couvrait le corps du gisant. Une bouillie de sang débordait de ses doigts agrippés à son ventre. Il caressa furtivement le front de ce pauvre homme qui l’avait toujours servi depuis le temps où il régnait à Mirepoix et sortit, l’air hagard.
Sur le sentier qui les ramenait au château il demanda à Jourdain s’il savait combien de morts ses gens avaient faits dans l’armée du sénéchal des Arcis depuis le début du siège. Son compagnon haussa les épaules et ne répondit pas. Leur nombre était infime, et celui des vivants, quand ils furent montés sur la tour du donjon, leur parut infini.
Au soir de la Saint-Ambroise de décembre, après une journée d’escarmouches incessantes aux palissades les sentinelles aperçurent une vive lueur sur le pic de Bidorte. Bernard Marti en fut le premier informé. Au sergent venu crier à sa porte que le comte de Toulouse avait repris le combat, il répondit craintivement, le nez dans l’entrebâillement :
— C’est bien, garçon, c’est bien.
Il voulut aussitôt se renfermer, mais l’autre lui prit la main et l’entraîna avec une impatience si vive que le vieil homme en perdit son manteau dans le vent du sentier. Pierre et Jourdain le rejoignirent sur l’escalier du chemin de ronde qu’il gravissait lentement, accroché à son guide, en riant d’aise autant qu’il rechignait. Tous trois le long des créneaux trottèrent jusqu’à la pointe du rempart et là contemplèrent longtemps la lumière lointaine, émerveillés comme les Rois mages assurément le furent par l’Étoile au fond de la nuit. Derrière eux, Alzieu de Massabrac, le bras gauche en écharpe, et Thomas l’Écuyer accourus avec d’autres se mirent à parader bruyamment, à s’exalter, à lancer à voix sonore de prodigieux défis au pied obscur du mont. Pierre dit, désignant la vallée :
— Ils vont lever le camp. Dès qu’ils seront partis nous leur courrons au train et les harcèlerons. Dieu garde, nous les mènerons fourbus devant Raymond.
Bernard hocha la tête comme pour l’approuver et murmura, les yeux perdus dans les ténèbres où flambait ce feu semblable à un grain d’or :
— C’est un bien beau bûcher.
Jourdain se tut, bouleversé par cet espoir de délivrance qui brillait devant lui. Comme il restait ainsi, la face offerte à la brise fringante, l’envahit tout à coup la pensée de l’enfant maintenant remuant dans le ventre de Jeanne. Il voulut parler à cet être dont il ne savait imaginer
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