L'holocauste oublié
bénéficient, nous l’avons dit, du privilège de ne pas être astreints au travail forcé. Les autres devaient travailler dès qu’ils le pouvaient, et l’exemple de Lullick prouve que c’était à un âge où en France les petits garçons de notre génération portaient encore des robes. Les premiers seuls vivaient dans un Block particulier, les israélites, les tsiganes et les « michelins » suivaient le sort commun des bagnards ordinaires. On soupçonne quelle pouvait être la vie commune de ces enfants dans le Block 8. Elle était infernale. Ce n’étaient que perpétuelles batailles et bousculades, le tout au milieu des cris stridents. Les châtiments corporels amenaient pour quelques instants un morne ennui. Tous les prétextes étaient bons pour sortir de la geôle, et à la moindre égratignure, les pauvres gosses voulaient venir au Revier où ils nous honoraient d’ailleurs de leur clientèle : le Stari (165) ayant très bonne presse au Block 8. Dieu sait pourtant si ces malheureux pouvaient être insupportables.
— Ce qui était le plus pénible, ce qui crevait le cœur quand on pensait à leur avenir, c’était encore leur brutalité, leur goût de la violence, en un mot leurs réflexes de vieux bagnards. Qu’il est triste le sort de l’enfant élevé sans mère. Ce ne serait encore rien si ces pauvres petits n’avaient pris à Buchenwald que le goût de la bagarre. Mais ils y devenaient d’une incurable fainéantise, et leur comportement ordinaire était d’une constante fausseté. Brutaux, fainéants, menteurs et voleurs, s’ils n’avaient été que cela, on aurait pu encore pardonner à ceux qui les avaient mis là. Mais sans qu’il soit besoin de s’étendre plus longuement sur ce sujet douloureux, on conçoit facilement les sollicitations auxquelles ils étaient exposés au milieu de ces milliers d’hommes privés de femmes, le pouff avec ses ébats « dirigés », ne satisfaisant pas tous les appétits. Les Allemands surtout étaient friands de jeunes Russes…
— Quant aux autres enfants, aux parias, dont souvent toute la famille, frères et sœurs compris, avait été « gazée », leur sort était pire encore. Ils travaillaient généralement au Holzof, donc en plein air, à charrier du bois, voire fendre des bûches. Quand ils étaient trop nombreux, les S.S. organisaient un transport. Une chambre à gaz les recueillait. Il est atroce de penser que ces enfants savaient ce qui les attendait. Il n’y a à cela, hélas ! aucun doute, et une aventure personnelle nous permet de l’affirmer. Nous avions un jour un rendez-vous « d’affaires » dans le bâtiment des douches. La malchance nous fit nous heurter à un cordon de S.S. qui venait d’encadrer un convoi d’arrivants. Nous amorcions une savante manœuvre pour prétexter une erreur d’orientation, car nous aurions dû être à notre travail, lorsque nous fûmes aperçus par un Russe employé aux douches, ancien infirmier de l’Aussere Ambulanz. Sentant bien que nous étions plutôt gênés, il nous sauva en déclarant aux S.S. qu’on avait fait demander un médecin. Il fallut nous résigner à entrer par la porte des arrivants, ce qui nous obligeait à traverser tout le bâtiment pour nous rendre à nos affaires. Nous nous trouvâmes au milieu d’un convoi d’enfants tsiganes, faméliques, sales, puants, pouilleux et exténués. Le Kapo des « faiseurs » étant notre ami de longue date, il décida que nous pénétrerions avec les arrivants dans la salle de douches et que nous sortirions immédiatement de l’autre côté avant que l’eau soit donnée. En attendant, nous devisions avec un coiffeur français qui s’activait sur les crânes, les tondus étant massés contre la porte des douches. Nous connaissions le scénario : il fallait attendre que la salle fût pleine à craquer pour ouvrir cette porte. Quand nous fûmes comme anchois dans un baril, le Kapo nous fit signe, mais il ne fallait pas songer à se frayer un chemin. Brusquement, la porte s’ouvrit, les enfants les plus près aperçurent la salle nue et les tuyauteries. Nous eûmes alors la sensation d’un raz de marée : dans un hurlement qui n’avait plus rien d’humain, d’un seul bloc, tous les enfants refluèrent vers la porte par laquelle ils étaient rentrés et qui céda sous ce coup de bélier. Les coiffeurs furent bousculés, piétinés, leurs tabourets renversés, les tondeuses électriques branchées au plafond
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