L'homme au ventre de plomb
le magistrat un
amusement difficilement dissimulé.
– Or,
poursuivit Nicolas impavide, les deux parfums étaient
identiques...
– Il serait
temps de conclure, monsieur le commissaire, dit Sartine qui
paraissait las de fournir son contingent d'étonnement au récit
savamment agencé de Nicolas.
– J'y viens,
monsieur. Nous sommes en présence d'une machination dans
laquelle la piété filiale et le dévoiement des
idées se doublent d'une diabolique volonté de
vengeance.
Soudain le blessé
toussa et, d'une voix qu'il s'efforçait d'affermir, prit la
parole. Le ton un peu vulgaire dont usait habituellement Lambert
avait laissé la place à une autre manière de
s'exprimer, naturelle celle-là , et qui par sa distinction
native renforçait encore le mystère du personnage.
– Au moment
de paraître devant Dieu, commença-t-il, et de subir son
jugement,le seul qui m'importe, je ne veux à personne le
soin d'expliquer mes actes. Le commissaire Le Floch vient de
prononcer un mot qui m'a touché, celui de piété
filiale. Que mes actions, fussent-elles horribles aux yeux du commun,
apparaissent dans leur éclatante vérité !
Cet exorde l'avait
épuisé. Il tenta de se redresser, car la respiration
lui manquait. Bourdeau l'aida à trouver une position plus
supportable. En s'agitant, la couverture avait glissé et sa
chemise entrouverte laissait apparaître un pansement sanglant
enroulé tout autour de sa poitrine.
– Je suis né
Yves de Langrémont, à Auch. Mon père, lieutenant
au régiment du comte de Ruissec, fut exécuté
pour lâcheté au feu... Lâcheté !
Un sanglot étouffé
interrompit son propos.
– Ma mère
en mourut de chagrin. J'avais vingt-cinq ans. Je menais une vie
dissipée et onéreuse. Nous fûmes aussitôt Ã
la rue. Ma sœur ne supporta pas longtemps notre nouvelle
existence et s'enfuit avec une troupe de baladins... Seul un père
jésuite, mon ancien professeur, tenta de m'aider. C'était
un esprit agité, tout entier à ses idées. Au
collège, il rejetait les médiocres, ceux, disait-il,
que la nullité place en remorque. Il déconcertait ses
collègues et ses élèves par la fureur glacée
de ses emportements. Il avait noté chez moi une éducation
brillante, soutenue par beaucoup d'acquis, mais je me laissai aussi
aller à des passions impétueuses auxquelles me vouait
une imagination ardente, toujours prête à se coiffer
d'idées et de chimères. Le moyen de lutter avec tant de
mérites contraires...
Il demanda de
l'eau. Nicolas, après un regard à M. de Sartine, lui
tendit un verre.
– J'appris
par un camarade de mon père les conditions exactes de son
exécution. Il m'apportait aussi une liasse de papiers prouvant
la scélératesse du comte de Ruissec. J'en utilisai
certains pour préparer un mémoire que je fis porter Ã
la connaissance du ministre de la Guerre, avec un placet au roi pour
réclamer sa justice pour un de ses gentilshommes. Rien ne
vint. Je fus même menacé de divers côtés et
sommé d'avoir à me taire. L'ami de mon père
mourut et me fit héritier d'une assez belle fortune. Je
décidai de l'utiliser pour me venger par mes propres moyens.
Mon ancien professeur venait d'être chassé de son ordre
par décision de l'officialité. Il dut s'enfuir, décrété
de prise de corps par les magistrats. Il professait, en effet, des
idées subversives sur la légitimité de
l'assassinat des rois qui sortent des règles. Clément 24 ,
Ravaillac et Damiens étaient ses idoles. Son zèle
menaçait la Compagnie. Avant de disparaître Ã
l'étranger, il me convainquit de la culpabilité du
souverain dans les malheurs de ma famille. A la haine de l'assassin
de mon père s'ajouta alors celle de celui au nom de qui on
tuait des innocents.
Il respirait de
plus en plus difficilement. M. de Sartine s'approcha de lui.
– Monsieur,
dites-nous maintenant comment s'est mise en branle la machine
infernale qui a conduit à la mort tant de personnes ?
– Je décidai
de venir à Paris pour retrouver ma sœur et pour
approcher la famille de Ruissec. Hélas - il essaya de se
tourner vers Mlle Bichelière -, nos malheurs l'avaient jetée
dans un type d'existence qu'elle refusa de
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