L'homme au ventre de plomb
Cour
portait le deuil de la tsarine Elisabeth Petrovna, qui s'était
éteinte à Saint-Pétersbourg une semaine
auparavant. Quand elle le vit, elle tendit une main languissante
qu'elle retira aussitôt, agitée par une violente quinte
de toux. Il attendit que le malaise passât.
– Monsieur,
il me faut vous faire mon compliment pour l'affaire que vous avez si
heureusement éclairée. Vous avez droit encore une fois
à notre reconnaissance. M. de Saint-Florentin nous en a conté
le détail. Il ne répondit pas et s'inclina, notant le
« nous ». Il se demanda si cette formule de
majesté comprenait aussi le roi...
– Vous avez
souhaité me voir, me dit-on ?
– Oui,
madame. Il se trouve que M. Truche de La Chaux, garde du corps, qui
vient d'être condamné pour crime de lèse-majesté
au second degré, a souhaité me voir. Au cours de cette
entrevue, il m'a remis un pli à votre intention. Je n'ai pas
cru devoir refuser ce service à un homme qui vit ses dernières
heures.
Elle hocha la tête
avec véhémence.
– N'est-il
pas extraordinaire, monsieur, qu'un aussi fidèle serviteur du
roi consente d'être l'entremetteur d'un personnage aussi peu
recommandable ?
Il pensa, Ã
part lui, que l'homme était suffisamment fréquentable
pour que la marquise de Pompadour l'entretînt. Il fallait
désormais jouer serré. Il trouvait que la favorite
retournait par trop aisément la situation à son
avantage. Il décida de frapper fort.
– C'est que,
madame, ce personnage s'est trouvé être à une
certaine époque, et pour certaines missions, votre serviteur.
– Ceci est
trop fort, monsieur. Je ne vous permets pas...
Il l'interrompit.
– Aussi bien
ai-je cru de votre intérêt bien compris et, peut-être
de celui de Sa Majesté, d'accepter de vous transmettre un pli
dans lequel un coupable pourrait dévoiler des informations
utiles.
Elle sourit en
tapotant le bras de son fauteuil.
– Monsieur
Le Floch, c'est un plaisir de jouter avec vous !
– Tout Ã
votre service, madame.
Il lui tendit le
pli. Elle l'examina avec attention sans l'ouvrir.
– Vous savez
ce qu'il contient, monsieur Le Floch ?
– D'aucune
façon, madame. J'ai fourni à M. Truche de La Chaux de
quoi en assurer d'une manière insoupçonnable le secret
et la discrétion.
– C'est ce
que je vois.
Elle ouvrit d'un
coup d'ongle et s'abîma dans sa lecture. Puis, d'un geste vif
elle le jeta dans le feu où il se consuma en un instant.
– Monsieur
Le Floch, je vous remercie pour tout. Vous êtes un loyal
serviteur du roi.
Sans lui tendre la
main, elle le salua. Il s'inclina à son tour et se retira.
Alors qu'il longeait au galop les berges de la Seine, il eut le
pressentiment qu'il ne reverrait pas de sitôt la favorite.
Beaucoup de choses indicibles étaient passées entre eux
qui, d'une manière ou d'une autre, pèseraient désormais
d'un poids trop lourd pour rendre à leurs éventuelles
retrouvailles la légèreté et l'ouverture
d'antan.
Mardi 5 février
1762
Nicolas prenait
son chocolat assis vis-Ã -vis de M. de Noblecourt qui, les
besicles sur le nez, lisait une feuille. Cyrus, sur ses genoux,
tentait sans y parvenir de s'introduire entre le journal et le regard
de son maître.
– Que
lisez-vous ? demanda Nicolas.
– Ah ! mon
cher, la Gazette de France. C'est une nouveauté qui paraît
depuis le 1er janvier, les lundis et vendredis.
– Et quel
est son objet ?
– Le premier
est de satisfaire la curiosité publique sur les événements
et sur les découvertes de toute espèce et le second de
former un recueil des Mémoires et des détails qui
peuvent servir à l'Histoire. C'est en tout cas ce que promet
son prospectus.
– Et quelles
sont les nouvelles ?
– Une qui
vous intéressera tout particulièrement. Votre Truche de
La Chaux, Nicolas, a bénéficié d'un bien étrange
privilège. Finalement, sa peine a été commuée
et, au lieu d'être rompu, il a été seulement, si
j'ose dire, pendu...
Nicolas sursauta.
– Je vous ai
raconté sous le sceau de la confidence ma dernière
rencontre avec lui. Je demeure persuadé qu'il y a eu un accord
secret avec Mme de Pompadour. Vous savez comme tout
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