L'honneur de Sartine
l’amateur passionné susceptible d’acheter fort cher le céladon. C’est un échec. Votre frénésie calmée – j’ose croire que votre crime n’était pas prémédité –, la terreur vous saisit et vous vous cachez. Quant au céladon, après avoir envisagé de le vendre dans une de ces boutiques où l’antique est négocié, je vous vois assez bien le fracasser de dépit.
– Je suis innocent de ce dont on m’accuse. Pas de preuves.
Les dents de Meulière claquaient dans sa mâchoire sans qu’il pût maîtriser ce mouvement inconscient.
– Il y a encore peu, la question , monsieur, aurait réglé la chose et je n’imagine pas que vous y auriez résisté. Mais Sa Majesté, dans sa bonté, n’entend pas que ces anciennes pratiques se perpétuent. Aussi désormais dans ce siècle de Lumières, ce sont les preuves qui font foi, or dans cette affaire elles abondent !
– Point de preuves, point…, gémissait le garçon tabletier.
– Qui d’entre nous n’a relevé votre attitude de surprise et d’incrédulité quand j’ai faussement prétendu que Tiburce Mauras avait été égorgé ? En
voulez-vous du même tabac ? La victime a été étouffée et on a retrouvé des crins de cheval bai, or on m’a rapporté il y a peu des crins identiques recueillis sur certaines de vos hardes, à votre logis où vous étiez sans doute repassé avant de fuir.
– Il n’y a pas qu’un cheval à Paris…
– Mais il n’y en a qu’un que vous avez monté ce soir-là, et soyez assuré que nous retrouverons qui vous l’a loué. Ce n’est pas tout. Voulant forcer un meuble pour y dérober ce qu’il contenait et sans doute les traces de vos dettes, vous vous êtes arcbouté et, ce faisant, avez entamé le parquet, y laissant des traces que nous avons relevées. Or ce sont des traces d’éperons à roulettes et non de ceux que portait Armand Bougard durant son voyage à Sézanne. Et puisque vous parlez de bottes, de ces bottes que Tiburce avait empruntées à la garde-robe de celui qu’il voulait perdre, et que nous n’avons pas encore retrouvées, à moins que vous ne les ayez jetées dans la rivière, veuillez ôter vos souliers et vos bas.
– Pourquoi ? Pourquoi ? Non, non !
Nicolas fit un signe. Gremillon et Rabouine maîtrisèrent Meulière et brutalement Bourdeau lui enleva ses souliers qui étaient fort larges et lui arracha ses bas au point que les jarretières sautèrent. Les pieds furent tendus vers Nicolas qui, la chandelle à la main, les examina.
– Il faudrait, monsieur, parfois vous laver ! Et vous soigner les pieds car ceux-ci ont fort souffert. Ce sont là de belles ampoules ouvertes et infectées. Quelle en est la cause, selon vous ? Vous ne répondez pas ? Eh, bien je vais vous la découvrir ! Vous avez porté les bottes de monsieur que Tiburce vous avait confiées et votre pointure n’est pas celle de ce
jeune homme. Loin de là ! Et comme vous vous êtes enfui de chez vous, le rude cuir d’une botte étroite vous a blessé. Notez que ce type de plaies est fort long à se fermer.
– Mais diable ! s’exclama Bourdeau. Comment as-tu songé à cela ?
– Lorsque nous sommes allés chez M. de Besenval, rappelle-toi la description qu’il nous a faite de son visiteur du soir.
Nicolas ouvrit son petit carnet noir et en lut un passage.
– Grand vieillard, courbé, boitillant, maquillé à l’excès, voix chuintante … Enfin, messieurs, dois-je poursuivre ? Imaginons la scène : voilà un escroc au petit pied, si j’ose dire, peu habitué à ces sortes de mascarades, se présentant devant un grand seigneur en son hôtel, devant figurer un vieillard déguisé, grimé, chevrotant et de surcroît peaufinant son rôle en boitant. Il est impossible de tout combiner ensemble aussi bien, la boiterie était de trop ou naturelle. Non, cela n’est pas vraisemblable et, ma foi, s’il boitait c’est que déjà il avait le cuir entamé ! Ces échauffements du pied se produisent à une vitesse étonnante. Que dire de plus ? Meulière, vous êtes convaincu, outre quelques crimes et délits accessoires, de meurtre sur la personne de Tiburce Mauras et votre cas sera déféré sur-le-champ au lieutenant criminel.
Meulière fut aussitôt entravé et emmené par les exempts. Nicolas se tourna vers Armand de Ravillois.
– Monsieur, encore que vous ayez bien des choses à vous reprocher et notamment un vase dont je veux ignorer si c’est Tiburce ou vous qui
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