L'honneur de Sartine
paire de céladons précieux et de deux papiers privés dont il sait l’importance. Reste qu’il n’a peut-être pas dérobé les deux vases, mais un seul, l’autre ayant déjà été subtilisé par quelqu’un qui, avant lui, était entré dans la chambre de M. de Chamberlin. Quelqu’un de la famille dont les dettes devenaient criantes…
– Mais moi, qu’ai-je à voir avec tout ce salmigondis ?
– Vous, Meulière, vous aurez votre tour. Pour le moment, taisez-vous.
– Supposons toujours que ce quelqu’un ait appris ce soir-là par hasard la valeur de ces objets venus de l’Orient extrême ? Supposons toujours que le valet, Tiburce Mauras en l’occurrence, ait découvert que M. Armand Bougard de Ravillois, ici présent, est un voleur. Pour diverses raisons, il le hait à l’instar de son défunt maître. Parce qu’il est jeune ? Sans doute, mais surtout parce qu’il possède lui-même des reconnaissances de dettes du jeune homme, que la prodigalité, le goût du jeu et la pratique de la débauche ont plus que multipliées. Les auraient-ils rachetées à son maître ? C’est possible. Armé de ce qu’il sait désormais, il va mettre en place un plan diabolique en plaçant dans la sacoche de voyage d’Armand Bougard les papiers dérobés dans la chambre de M. de Chamberlin qui se trouvaient sur la cheminée. Ce faisant, il découvre que le jeune homme a emporté avec lui le céladon. Il espère donc faire accuser l’intéressé de vol, de dissimulation d’actes notariés et, avec un peu de chance, du meurtre de son grand-oncle, encore qu’à cet égard rien ne soit prouvé. Reste le fait qu’Armand Bougard annonce qu’il va visiter sa fiancée. Nous connaissons la suite. Cheval prétendument déferré, nuit mystérieuse, réapparition au petit matin. Peut-être retour à Paris où il sait que Tiburce est revenu. Là, il l’égorge et tente de retrouver ses reconnaissances de dettes. Que vous en semble ?
– Mais, monsieur, tout cela est faux ! s’écria le jeune Ravillois qui s’était dressé sur sa chaise. Faux, archi faux !
– En effet, monsieur, vous n’avez pas égorgé Tiburce Mauras, mais vous auriez pu. Il n’était pas mauvais de vous montrer les voies dangereuses auxquelles certaines dissipations peuvent conduire. Vous n’avez pas égorgé Tiburce Mauras parce que vous ne saviez pas les conditions de sa mort et lorsque j’en ai parlé il y a un moment, je vous ai bien observé. Ou vous êtes un monstre ou vous êtes innocent, car le valet de M. de Chamberlin a été étouffé.
– Mais, monsieur, si je suis innocent, pourquoi…
– Oui, innocent ! Patience ! N’est-ce pas, monsieur Meulière ?
La vieille forteresse trembla soudain tant le coup de tonnerre qui retentit dans ses coursives fut violent. L’ombre s’appesantit dans le bureau de permanence. Rabouine alluma des chandelles dont la jaune lumière burina les visages.
– Voilà comment je vois les choses. Sous un prétexte quelconque Tiburce rentre aux Porcherons. Vous, Jacques Meulière, avez rendez-vous pris avec lui le mercredi 7 juin en fin de journée. Vous arrivez monté sur un cheval que vous attachez près de la porte qui donne sur le chemin, derrière l’hôtel de Ravillois. Les traces en ont été relevées. Vous entreteniez avec le valet les relations que nous savons par le biais de la Lofaque. Le pourquoi de cette rencontre ? J’y ai longuement réfléchi. Tiburce entend vous charger d’une mission particulière qui lui permettra de renforcer le piège tendu au jeune Bougard. Il vous confie le céladon en sa possession, vous explique la manière de vous grimer en vieillard, vous indique à qui vous adresser et ce que vous aurez à dire, vous fournit des bottes à éperons dérobées dans le placard de la chambre d’Armand. Car,
notez-le bien, ce qu’il souhaite et ce qui l’anime c’est qu’on soupçonne que le faux vieillard est bien Armand Bougard. Que se passe-t-il alors ? Discussion ? Fureur rentrée qui explose ? Refus du vieux valet d’effacer vos dettes ? Haine contre l’organisateur de ces fameuses soirées ? Quel démon, Meulière, vous saisit alors ? Vous vous jetez sur le vieillard, il y a lutte… Vous le poussez sur sa couche et là vous l’étouffez et lui passez à la hâte, hélas pour vous, des vêtements de nuit. Puis calmement, peu de temps après, vous vous présentez grimé chez le baron de Besenval que Tiburce vous a indiqué comme
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