L'honneur de Sartine
chez Semacgus à Vaugirard le lendemain soir, serait l’occasion rêvée pour lui de renouer avec le chirurgien de marine et M. de La Borde. Naganda nageait dans le ravissement quand ils se quittèrent.
Nicolas repartit aussitôt pour Paris, s’autorisant un bref arrêt à l’hôtel d’Arranet. Il n’y trouva que Tribord qui lui indiqua que Mademoiselle venait de passer pour se changer en boulet de canon et annoncer qu’elle soupait avec Madame Élisabeth chez qui elle coucherait. Elle venait de quitter Fausses-Reposes dans une voiture de cour. Nicolas reçut cette nouvelle avec un sensible déplaisir et dut se forcer à brider une imagination trop prompte à battre la campagne.
Emporté par le trot soutenu de son attelage, il se contraignit à faire le premier bilan de sa journée, en particulier de ces quelques heures à Versailles, illuminées par ses retrouvailles avec Naganda. Il ne se faisait guère d’illusions. Le recours de Sartine à ses
talents de traducteur ne trompait guère, le but recherché était autre. Restait que le ministre ne l’avait pas abordé ex abrupto de manière à ne pas froisser les scrupules du commissaire. C’était un peu en passant , comme aux échecs, en marge des aventures du Sartine et d’une longue litanie de récriminations, qu’il avait lâché le morceau et suggéré, oh ! certes sans ordonner – ce que la pratique de son caractère aurait pu justifier – que Nicolas ait à l’informer de toute découverte dans les papiers de M. de Chamberlin pouvant intéresser le département de la Marine.
Nicolas, se remémorant la conversation, prit soudain conscience de l’énormité des aveux de Sartine et de la confiance qu’il lui accordait en révélant, secret d’État redoutable, la situation des crédits de la Marine et le piège dans lequel il s’était empêtré en autorisant une espèce de cavalerie les concernant. Étaient-ce des traces de ces imprudences que le ministre craignait de voir surgir dans les documents détenus par le contrôleur général disparu ? Ou des pratiques plus graves étaient-elles à l’origine de ses inquiétudes, fautes dont les preuves patentes pouvaient ressortir des papiers du contrôle ? Cela relèverait-il d’une de ces trames d’État dont l’époque était si féconde dans un temps de guerre, de secrets et de complots politiques ? L’inquiétude soutenue de Sartine paraissait en tout cas plaider en ce sens.
Il demeurait de cet imbroglio que le piège se refermait aussi sur Nicolas. Outre la brutale injonction de Necker et la confiance intéressée de Sartine, il avait reçu – et de sa bouche – les ordres du roi. Qu’adviendrait-il dans le cas où l’enquête aboutissait à découvrir des faits mettant gravement en cause la gestion de la Marine ? À quel cas de conscience sa
loyauté, son obéissance et sa fidélité seraient-elles soumises ? Il tenta de se rassurer en se persuadant que ce qu’il mettrait en évidence serait sans doute les preuves d’une terrible machination contre Sartine. Le personnage était capable de bien des choses, et d’erreurs de jugement sur les hommes, mais Nicolas ne parvenait pas à douter de son intégrité. Il obéirait au roi et se mettrait en quête de la vérité, mobilisant l’art et l’habileté, fruits de l’expérience de vingt ans d’exercice de la haute police.
Une autre question lancinante l’obsédait : qui avait informé le roi de la mort de Chamberlin ? Un rapport de Le Noir ? Possible. Un message du directeur du trésor ? C’était le plus probable et son arrivée affairée au château pouvait avoir un lien avec une information déjà transmise au roi. Et après qu’il eut dit à Necker qu’il n’obéirait qu’au souverain, c’est de celui-ci qu’il avait reçu l’ordre direct d’agir. Il était vrai aussi qu’entre la ville et Versailles les nouvelles couraient plus vite qu’un cheval de poste par des canaux et des biais impossibles à déceler.
Il devrait aviser au fur et à mesure que l’écheveau de l’enquête se déviderait. L’intervention du pouvoir dans cette affaire pouvait donner l’impression que le meurtre était lié à l’existence de documents recherchés par beaucoup. Peut-être la vérité résidait-elle dans le caractère délétère des relations entre les membres de la famille de Chamberlin ? Celles-ci apparaissaient comme autant de faux-semblant pour dissimuler… Quoi ? Il se reprit. Ce meurtre domestique
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