L'honneur de Sartine
cher Nicolas,
Je crains que ce qui se passe à Londres ne vous procure trop d’inquiétude pour vous laisser dans l’incertitude du sort qui m’est réservé. Rassurez-vous, ce n’est pas du ressort de nos affaires. J’écris en hâte pour ne pas rater le prochain courrier. Il est vrai que l’issue de tout cela est encore plus qu’incertaine. La vie que je mène ici ne saurait être tolérable que si je suis persuadée que vos soucis pour moi, que je sais sincères, ne sont pas accrus par des situations extérieures à mon état particulier. Je crois… On a voté ici un acte de tolérance qui modifie les peines atroces prononcées contre les catholiques. Cela est d’autant plus méritoire que le roi passe pour leur plus implacable ennemi. Un parlementaire, lord Gordon, tête furieuse, a appelé à la sédition 30 . Des milliers d’insurgés se livrent dans Londres à de cruels excès. Jamais on ne vit désordre plus grand dans une nation policée. Ce ne sont que pillages, vols et incendies de toutes parts. L’armée devrait être appelée et on ne sait comment tout cela finira. J’ai moi-même échappé de peu à une mort qui n’eût été rien sans les outrages dont elle aurait été précédée. Pourquoi faut-il que je vous raconte cela ? J’ai pu fuir. Lord A. m’a accueillie. J’ose espérer qu’on est
content de moi. Embrassez Louis et prenez soin de lui et de vous. Votre fidèle et dévouée Antoinette.
Outre l’admiration pour ce que le style disait de la transformation de l’ancienne Satin , cette lettre ranima en Nicolas les sentiments de remords qui souvent le submergeaient au souvenir des conditions dans lesquelles Antoinette avait quitté la France. Encouragée par Sartine, elle s’était délibérément jetée dans la gueule du loup, devenant agent double auprès de Lord Aschbury, chef des services anglais. Elle y déployait depuis des années une activité incessante, prodiguant les informations les plus recoupées au roi et à ses ministres sur les nominations aux commandements navals et sur les mouvements de la croisière anglaise. Louis n’avait pas à rougir de sa mère.
Mouchette, apparue entre-temps, passait et repassait entre les jambes de son maître pour distraire une humeur qu’elle pressentait mauvaise. Il se coucha l’angoisse au ventre, sans trouver le repos et poursuivi d’images effrayantes. Il n’avait jamais remarqué auparavant, tant son sommeil était bon, combien était bruyante la nuit parisienne. À plusieurs reprises il entendit les pas et les paroles fortes de la patrouille grise composée de sergents du Châtelet et de bas officiers des gardes-françaises, armés, mais en habits bourgeois. Perçant le silence, les appels stridents des porte-lumières, Voici le falot , le firent sursauter. Il ne prêta guère attention aux cris des oiseaux de nuit, ni aux cavalcades des rats dans le grenier. À trois heures du matin, alors qu’il allait sombrer dans le repos espéré, le piétinement d’une foule, hommes et bêtes, l’en empêcha. Tous les matins les paysans des environs de Paris apportaient
légumes, fruits et fleurs à la halle. Ils venaient de sept à huit lieues à la ronde investir la ville endormie dans un tumulte ininterrompu.
Les cauchemars firent suite à l’insomnie. Ce n’était que songes vagues, décousus, confus et presque informes dans lesquels il s’évertuait à discerner quelque claire signification. Il s’en désespéra tant il aurait souhaité démêler l’écheveau, mettre un ordre dans cette succession d’images absurdes. Les contes de Fine, sa nourrice à Guérande, resurgirent avec leurs effrayantes figures de gobelins, de loups-garous et du moine sans tête qui ne répond jamais aux questions. Il crut même entendre dans l’innocente rue Montmartre le vacarme des pierres de la charrette de l’ankou. Sans doute sensible à son état, Mouchette ne cessait de gronder sourdement. Il s’éveilla à l’aube, trempé de sueur et la bouche amère.
Jeudi 8 juin 1780
Une pâle lueur signalait le lever du soleil. Après ses ablutions, il descendit aux écuries. La maisonnée dormait encore, y compris Catherine pourtant toujours si matinale. Il bouchonna et étrilla Sémillante qui, joyeuse, comprit aussitôt qu’une sortie s’apprêtait. Avant de monter en selle, il dut attacher le pauvre Pluton qui multipliait les marques d’affection envers son sauveur et gémissait de l’envie de les suivre. Il l’emmenait
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