L'honneur de Sartine
suspects ?
– En tout cas la machination qui a abouti à cette mort l’est absolument. Pour le reste c’est trop tôt.
– Vous me rendrez compte de l’état de l’enquête. Comprenez-vous ? Le caractère particulier des fonctions de la victime…
Présentée ainsi, la proposition était acceptable.
– De même me remettrez-vous tout document qui viendrait à apparaître au cours de la procédure.
Nicolas ne répondit pas. Il se réservait d’aviser. Les archives saisies aux Porcherons n’auraient-elles pas donné satisfaction ? Sartine ne parut pas remarquer son silence.
– En un mot, mon cher Nicolas, conclut-il, gracieux, puis-je compter sur vous pour m’informer sur-le-champ de tout ce qui pourrait alimenter la cabale contre moi ?
Un instant la vision du ministre rasséréné et revenu de son accablement fit naître le soupçon d’une comédie destinée à ameublir les défenses de son interlocuteur et à susciter sa pitié. Cette supposition ne fit que l’effleurer. Il ne la poussa pas outre, persuadé par l’expérience que tout était souvent mêlé chez Sartine sans que lui-même s’en aperçût. Le retour de l’amiral d’Arranet le dispensa de répondre et de trop s’engager. L’officier parla à l’oreille de Sartine.
– Voilà qu’on me gâche mon plaisir. Je vous avais réservé une surprise, et j’en suis privé… Je crois, monsieur, que Sa Majesté vous attend. Allez, et n’oubliez pas notre conversation.
Il reprit sa voiture et se fit conduire au château. Thierry l’attendait dans le salon de l’Œil-de-bœuf. Par le circuit compliqué que désormais il connaissait bien, il le conduisit jusqu’à cet appartement sous les combles, mi-bureau, mi-atelier, où le roi travaillait à ses mécaniques ou rêvait à des navigations lointaines. Le premier valet de chambre lui sembla bien mystérieux. Sans gratter il ouvrit la porte et s’effaça devant Nicolas. À chacune de ses visites, il avait l’impression que l’espace diminuait et s’emplissait d’objets nouveaux. Il remarqua sur le sol une peau d’ours d’une dimension peu commune avant qu’un spectacle inattendu ne le saisisse.
Le roi, dans le vieil habit de coutil blanc qu’il affectionnait l’été pour travailler, était presque allongé sur le plancher, penché et les lunettes au nez
sur une immense feuille déployée. Agenouillé à ses côtés, un officier de Marine lui désignait des points.
– Considérez, Sire, cette grosse presqu’île baignée par le Saint-Laurent et ouverte sur la mer. Elle a un peu la forme d’une patte d’ours. Le pays, battu par la mer, est dominé de hautes montagnes. De là des guerriers de mon peuple, qui furent vos sujets, attaquent les habits rouges en Nouvelle-Angleterre.
Nicolas toussa. Le roi et l’officier se tournèrent. Le roi se releva en s’appuyant sur le bras de l’officier en qui, le cœur battant d’émotion, il reconnut Naganda 26 . Il eut un mouvement spontané vers le chef micmac que le respect arrêta, mais que le souverain, l’air paterne, encouragea.
– Embrassez notre ami, Ranreuil. Il me sert en Amérique aussi généreusement que vous-même.
Les deux hommes s’étreignirent. Naganda n’avait pas changé et l’uniforme lui seyait à merveille. Ils se continrent et écoutèrent le roi.
– Imaginez, Ranreuil, que Naganda, sachem de la Confédération micmac, non content de fournir à nos troupes et à leurs alliés de précieuses informations sur les mouvements de l’ennemi, ne cesse d’enrichir par ses rapports notre connaissance géographique de ces régions. Il est ici pour compléter ses talents dans ce domaine. Cependant, pour rendre une carte utile il faut qu’elle soit complète. Il faut respecter les triangulations et les levées géométriques. Nous lui fournirons les instruments, mais je souhaite aussi qu’on l’initie aux signes de convention, à la juste proportion des lignes, aux calculs des distances exactes d’un lieu à un autre et aux objets conséquents qui s’y trouvent impliqués.
Le roi réfléchissait.
– Dommage que Louis Le Rouge nous ait quitté. Il répétait justement que vouloir raisonner la géographie sans de bonnes cartes, c’était vouloir discuter figures sans avoir appris le dessin. Saillant vient de mourir, il y a deux mois… Du reste Paris était l’unique objet de ses études. Il reste Vaugondy, géographe de mon aïeul le roi Stanislas et par la suite de mon grand-père.
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