L'honneur de Sartine
souvent en voiture hors les murs pour qu’il se dépense dans la campagne. À Paris, le risque était trop grand du fait des équipages, des molosses qui les précédaient et de la pré
sence de troupes de chiens errants toujours prêts à la bataille. La ville multipliait trop les dangers pour qu’il y risquât son aimable compagnon. Au petit trot il gagna le Cours-la-Reine. Il se fit ouvrir la grille pour galoper jusqu’à la colline de Chaillot. À cette heure les cavaliers étaient autorisés en l’absence des promeneurs. Il alla prendre son déjeuner chez Lebœuf, traiteur qui ne fermait jamais, où il rencontra Federici, garde des Champs-Élysées, qui le régala du bilan détaillé des événements et incidents de la nuit.
De retour rue Montmartre, Nicolas remit sa monture aux mains amicales de Poitevin, lui recommandant d’ajouter un peu de vin et de miel dans son picotin. Il embrassa Catherine et Marion, s’enquit de la santé de M. de Noblecourt aux mains de son barbier. Il leur demanda de lui annoncer la venue de Naganda et de lui rappeler le souper chez Semacgus auquel le vieux magistrat avait donné de longue main son imprimatur . Selon Marion, la dernière chose était inutile, le maître, ne voulant pas porter perruque par cette chaleur, se faisait friser dans la perspective de cette exceptionnelle sortie. Cette opération le rendait d’humeur exécrable. À l’heure dite la voiture de police se présenta avec ordre du lieutenant général de laisser le commissaire en disposer à sa guise et aussi longtemps que nécessaire.
Le temps était à l’orage, lourd, chaud, humide, et la ville exhalait des bouffées de puanteur. Bourdeau l’accueillit en chemise, la perruque tirée et s’épongeant le front. Nicolas lui conta par le menu sa journée à Versailles. L’annonce du retour de Naganda ne parut guère le ravir. Pour le reste, l’inspecteur n’en fut guère surpris. Pour lui, il devenait de plus en plus évident que M. de Chamberlin, ou plutôt ce
qu’il était censé détenir, se trouvait au centre d’intérêts divergents. Ainsi, Nicolas, empêtré dans les rets d’influences contradictoires, était-il placé au nœud de l’affaire, espéré comme un allié ou redouté comme un adversaire. Encore fallait-il déterminer de quoi il était question. Pour le moment, démêler la situation au sein de la famille de Ravillois demeurait prioritaire et, sur ce point précis, il détenait désormais quelques révélations intéressantes.
– Apprête-toi à apprendre des choses surprenantes qui éclairent d’un jour nouveau toute l’affaire. Nous avions placé nos meilleures mouches à l’affût de ce qui pouvait se passer aux Porcherons. Rabouine m’a fait son rapport et il est piquant.
– J’étais persuadé que cette famille nous en apprendrait long dès que nous aurions le dos tourné. Je t’écoute.
– Primo , le fils est joueur et fréquente les établissements de pharaon où il perd gros. Ce n’est pas la moindre de ses caravanes 31 …
– En conséquence, les filles aussi, je suppose ?
– Jusqu’à une période récente, un enragé ! En abondance et des plus dispendieuses, mais…
– Mais ?
– Depuis peu, complète abstinence. Nous avons voulu en savoir plus long. Il a été filé et nous l’avons surpris entrant chez un médicastre de très mauvaise réputation, inventeur, comme il y en a tant, d’une liqueur prétendument salvatrice. Songe qu’il est fiancé et doit se marier sous peu !
– Je comprends que ce poupard s’est fait poivrer et qu’il entend passer sous l’archet du grand remède pour y suer sa vérole.
– Il y a en effet apparence qu’une petite fille ad hoc lui ait fourni l’assaisonnement avec l’accommo
dement. Il s’évertue à purger la chose en pure perte et, dans ce but, multiplie sans compter la dépense. Et cela s’ajoute au déficit au jeu qui, lui, se perpétue.
– Nous y voilà !
– Qui plus est, il avait signé des lettres à échéance.
– Comment as-tu découvert cela ?
– Peuh ! C’est un milieu où tout se traite dans la discrétion, sauf lorsqu’un client ne tient pas parole. Alors la nouvelle court comme une traînée de poudre. Et de fait il a cent piques au-dessus de la tête !
– Et ?
– Tu découvriras avec intérêt que feu M. de Chamberlin, son grand-oncle par alliance, avait racheté, en sous-main, nombre de ses traites.
– Pour les honorer ?
– Point du
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