L'Hôtel Saint-Pol
palais de Beautreillis…
Jean sans Peur fut agité d’un frisson. Mais Passavant était bien mort, maintenant. Bruscaille, Bragaille et Brancaillon avaient fait les choses en gens d’expérience. Une pierre au cou, une pierre aux pieds, Passavant « dormait au fond de la Seine ».
Jean sans Peur écarta ce souvenir inutile, réfréna la vaine inquiétude qui s’était levée en lui, et prit congé d’Isabeau. Une longue minute, les mains dans les mains, ils se contemplèrent avec une passion sauvage.
– Je ne peux rien sans lui, songeait-elle. Il est l’homme sur qui je dois m’appuyer… puisque Passavant n’est plus.
– Sans elle, je ne suis rien, se disait-il. Elle est l’étoile qui m’attire et éclaire la sombre route que je parcours.
Oui, ils se sentaient enchaînés l’un à l’autre. Oui, il y avait de la passion dans leurs deux cœurs. Oui, ils s’admiraient, comme des démons qui voient se refléter l’un sur l’autre l’effroyable beauté de leurs conceptions. Mais en même temps, chacun d’eux sentait couver la haine sous cet amour.
Pour lui, elle était celle qui voulait tuer Odette.
Pour elle, il était celui qui avait tué Passavant.
Un instant, chacun d’eux vit flamber dans les yeux de l’autre cette haine pareille au brasier qui tôt ou tard le dévorera. Et dans le même moment, ils furent dans les bras l’un de l’autre, s’étreignant avec une telle fureur de passion qu’on eût dit qu’ils voulaient s’étouffer.
Bientôt Jean sans Peur descendit le vaste escalier et, à travers les rumeurs de l’Hôtel Saint-Pol, marcha au palais du roi. Il atteignit rapidement le cabinet du roi Charles.
Il s’avança d’un pas assuré, s’arrêta près du comte d’Armagnac :
– Sire, dit-il, je viens d’apprendre l’abominable crime qui prive le royaume du plus brillant, du mieux doué de ses gentilshommes ; le roi, d’un frère bien-aimé ; et moi, d’un ami bien cher. Sire, il ne s’agit pas ici d’un meurtre vulgaire. C’est vous-même qu’on a voulu atteindre…
Charles écoutait avec attention. Des larmes coulaient sur ses joues amaigries. Il n’aimait pas son frère qu’il soupçonnait de comploter. Mais ce fou, dans ses moments de lucidité, n’était pas méchant homme. Sa douleur, pour être modérée, n’en était pas moins sincère.
– Sire, acheva le duc de Bourgogne, il faut trouver le criminel. Il faut qu’un châtiment terrible éternise dans la mémoire de vos peuples le souvenir du forfait et la punition. Je demande à être chargé de ce soin.
Charles VI allongea sa main tremblante et dit :
– Vous venez trop tard.
– Que veut dire Votre Majesté ?
– Demandez-le au comte d’Armagnac.
Et se tournant vers Valentine prostrée dans un fauteuil, il eut un geste de compassion sincère, alla lentement à elle, lui prit les deux mains, et d’une voix très douce, murmura :
– Venez, ma chère sœur. À peine capable, hélas, de mesurer moi-même l’étendue du malheur qui nous frappe, je ne sais pas trouver les paroles qui consoleraient votre deuil. Mais je sais quelqu’un, je sais un ange qui saura adoucir votre douleur.
Et comme Valentine secouait la tête :
– La voici ! ajouta soudain le roi avec une sorte de religieuse tendresse.
Valentine leva les yeux et vit Odette qui s’avançait, les yeux en pleurs. Odette venait d’apprendre le meurtre. Et son premier mot avait été : Seigneur, comme ma chère marraine va souffrir !… Dès qu’elle eût su que la duchesse d’Orléans était chez le roi, elle était accourue.
Elle entra, ne songeant qu’à consoler celle qui lui avait servi de mère. Elle vit tout de suite Valentine et s’avança vers elle. À ce moment se produisit un étrange incident dont furent témoins plus de vingt gentilshommes présents dans le cabinet royal.
On vit Odette de Champdivers s’arrêter tout à coup dans sa marche vers Valentine…
Elle venait d’apercevoir Jean sans Peur !
La jeune fille pâlit, fit trois pas rapides vers le duc de Bourgogne, et s’arrêta, interdite, le sein haletant, le regard troublé ; on eût dit qu’elle le voyait pour la première fois de sa vie ; et c’était bien la première fois qu’elle le voyait « ainsi… »
Jean sans Peur frémit d’un puissant et turpide espoir.
« Mon père ! balbutia Odette au fond d’elle-même. C’est mon père !… »
« Par le Dieu vivant, rugit le duc dans sa pensée, ce
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