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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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et, si l’œil avait pu pénétrer plus avant encore, il aurait peut-être distingué que les côtés de ces petits polygones étaient faits d’autres polygones plus petits encore, jusqu’à ce que – divisant les parties en parties de parties – on fut parvenu au moment où l’on se serait arrêté devant ces parties non sécables davantage, que sont les atomes. Mais comme Roberto ne savait pas jusqu’à quel point il aurait été possible de diviser la matière, il ne percevait pas clairement jusqu’où son œil – pas de lynx, hélas, puisqu’il ne possédait pas cette lentille qui avait permis à Caspar d’identifier même les animalcules de la peste – aurait pu descendre dans l’abîme en continuant de trouver des formes nouvelles à l’intérieur des formes subodorées.
    La tête de l’abbé aussi, comme le criait cette nuit-là Saint-Savin durant le duel, pouvait être un monde pour ses poux – oh, comme à ces mots Roberto avait songé au monde où vivaient, trop heureux insectes, les poux d’Anna Maria (ou Francesca) Novarese ! Cependant, vu que les poux non plus ne sont pas des atomes, mais des univers illimités pour les atomes qui les composent, peut-être y a-t-il à l’intérieur du corps d’un pou d’autres animaux, plus petits encore, qui y vivent comme dans un monde spacieux. Et peut-être ma propre chair – pensait Roberto – et mon sang ne sont-ils rien autre chose qu’une tissure d’infimes animaux qui me prêtent mouvement par le leur, se laissant conduire à ma volonté, en guise de cocher. Et mes animaux se demandent sûrement où je les mène maintenant, les soumettant à l’alternance de la fraîcheur marine et des ardeurs solaires, et, perdus dans ce va-et-vient d’instables climats, ils sont tout aussi incertains de leur destinée que je le suis moi-même.
    Et si dans un espace tout aussi illimité se sentaient jetés d’autres animaux encore plus minuscules qui vivent dans l’univers de ceux que je viens de dire ?
    Pourquoi m’interdirais-je de le penser ? Pour la seule raison que je n’en ai jamais rien su ? Comme me le disaient mes amis de Paris, qui serait sur les tours de Notre-Dame et regarderait de loin le faubourg de Saint-Denis, celui-là ne pourrait jamais imaginer que cette vague tache est habitée par des êtres, nos semblables. Nous voyons Jupiter, qui est immense, mais depuis Jupiter on ne nous voit pas nous, et l’on ne peut même pas penser à notre existence. Et hier encore aurais-je jamais soupçonné que sous la mer – pas dans une planète lointaine ou sur une goutte d’eau, mais dans une partie de notre propre univers – il existât un Autre Monde ?
    Par ailleurs que savais-je il y a quelques mois à peine de la Terre Australe ? J’aurais dit que c’était là lubie de géographes hérétiques, et qui sait si peut-être sur ces îles, à des époques passées, ils n’ont pas brûlé quelqu’un de leurs philosophes qui soutenait d’une voix gutturale que le Montferrat et la France existent. Et pourtant je suis bien ici à l’heure présente, et force m’est de croire que les Antipodes existent, et que, contrairement à l’opinion d’hommes très sages en leur temps, je ne marche pas la tête en bas. Simplement les habitants de ce monde occupent la poupe, et nous la proue du même vaisseau où, sans rien savoir les uns des autres, nous sommes également embarqués.
    Ainsi l’art de voler est encore ignoré et pourtant – si l’on prête attention à un certain monsieur Godwin dont me parlait le docteur d’Igby – un jour on ira sur la lune, comme on est allé en Amérique, même si avant Colomb personne ne soupçonnait que ce continent existât, ni que l’on pût un jour l’appeler de la sorte.

    Le soleil couchant avait cédé au crépuscule, et puis à la nuit. La lune, Roberto la voyait maintenant toute pleine dans le ciel, et il pouvait en distinguer les taches, où les enfants et les ignorants perçoivent les yeux et la bouche d’une face placide.
    Pour provoquer le père Caspar (dans quel monde, sur quelle planète des justes était à présent le cher vieillard ?), Roberto l’avait entrepris sur les habitants de la lune. Mais la lune peut-elle être vraiment habitée ? Pourquoi pas, elle était comme Saint-Denis : qu’en savent-ils, les humains du monde qu’il peut y avoir là-bas ?
    Roberto argumentait : si, me trouvant sur la lune, je lançais un caillou en l’air, il tomberait sur la terre

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