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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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de ses chambrières : elle a un impudique commerce avec un charretier, lequel connaît les tavernes autour de Notre-Dame où, au couchant, apparaissent les mendiants qui ont passé la journée à quémander sous les portails… Voici le chemin.

    Son guide la conduit à une heure avancée de la nuit dans l’église de Saint-Martin-des-Champs, soulève une pierre qui pave le chœur, la fait descendre dans les catacombes de Paris et avancer, éclairée par une torche, à la recherche du Roi des Gueux.
    Et voici alors Lilia, travestie en gentilhomme, androgyne flexueux qui va par tunnels, escaliers et chatières, tandis qu’elle aperçoit dans l’obscurité, çà et là affaissés entre haillons et chiffons, des corps aux cuisses disloquées et des faces marquées de verrues, cloques, érysipèles, gale sèche, impétigos, apostèmes et cancers, tous grésillant de leurs doigts tendus, va savoir si c’est pour demander l’aumône ou pour dire – de l’air d’un gentilhomme de la chambre – : « allez, allez, notre seigneur vous attend déjà ».
    Et leur seigneur était là, au centre d’une salle à mille lieues sous la surface de la ville, assis sur un tonnelet, entouré de coupeurs de bourses, filous, faussaires et charlatans, crapulerie majeure ès tous abus et vices.
    Comment pouvait-il être, le Roi des Gueux ? Enveloppé dans un manteau déformé, le front couvert de tubercules, le nez rongé par le tabès, les yeux de marbre, un vert et un noir, le regard de fouine, les sourcils fléchis vers le bas, un bec-de-lièvre qui lui découvrait des dents de loup pointues et pointant en avant, les cheveux crépus, la carnation sableuse, les mains aux doigts trapus, aux ongles recourbés…
    Après avoir écouté la Dame, celui-ci dit qu’il avait à son service une armée en regard de quoi celle du roi de France était une garnison de province. Et, de loin, bien moins coûteuse : si ces gens étaient dédommagés dans une mesure acceptable, disons le double de ce qu’ils pourraient recueillir en gueusant dans le même laps de temps, ils se feraient occire pour un bailleur aussi généreux.
    Lilia avait défilé un rubis de ses doigts (comme il est d’usage en ces cas-là), en demandant d’un air royal :
    — Vous suffit-il ?
    — Il me suffit, avait dit le roi des Gueux, tout en caressant la gemme de son regard rusé.
    — Dites-nous où.
    Et, quand il sut où, il avait ajouté :
    — Les miens n’usent pas de chevaux ni de carrosses, mais dans ce lieu-là on peut arriver sur des barges, au fil de la Seine.

    Roberto imaginait Ferrante, tandis qu’au soleil couchant il s’entretenait sur le donjon du fortin avec le capitaine Biscarat, qui soudain les avait vus arriver. Ils étaient d’abord apparus sur les dunes, pour s’égailler ensuite vers l’étendue plane.
    — Des pèlerins de Saint-Jacques, avait observé avec mépris Biscarat, et de la pire race, ou de la plus malheureuse, car ils vont chercher salut et santé quand ils ont déjà un pied dans la tombe.
    De fait les pèlerins, en une très longue file, s’approchaient de plus en plus de la côte, et l’on apercevait un troupeau d’aveugles les mains tendues, de manchots sur leurs béquilles, de lépreux, chassieux, ulcéreux et scrofuleux, un ramas d’estropiés, boiteux et tordus, couverts de charpies.
    — Je ne voudrais pas qu’ils s’approchassent trop, et cherchassent refuge pour la nuit, avait dit Biscarat. Ils ne nous apporteraient rien d’autre que saleté entre ces murailles.
    Et il avait fait tirer quelques coups de mousquet en l’air, pour que l’on comprît que ce castel était un lieu inhospitalier.
    Mais c’était comme si ces coups de feu avaient servi d’appel. Alors que survenaient de loin d’autres vagues de racaille, les premières s’approchaient sans trêve de la forteresse et déjà on en entendait le bestial bredouillage.
    — Tenez-les à distance, pardieu, avait crié Biscarat, et il avait fait jeter du pain au pied du mur, comme pour leur dire que c’était là toute la charité du seigneur de ces lieux, et qu’ils ne devaient s’attendre à rien d’autre. Mais l’immonde tourbe, croissant à vue d’œil, avait poussé son avant-garde sous les murailles, en piétinant ce don et regardant vers le haut comme pour chercher mieux que ça.
    Maintenant on pouvait les discerner un à un, et ils ne ressemblaient pas du tout à des pèlerins, ni à des malheureux qui demanderaient un

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