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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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ses propres accidents. Ou non : car si elle se sent elle-même comme rapport, elle se sentirait elle-même comme rapport entre accidents différents. Elle se sentirait comme substance en devenir. Et qu’est-ce que cela veut dire ? Je me sens, moi, d’une manière différente ? Qui sait si les pierres pensent comme Aristote ou comme le Prévôt. Quoi qu’il en soit, tout cela pourrait lui prendre des millénaires, mais tel n’est pas le problème : qui est de savoir si la pierre peut faire trésor de perceptions successives de soi. Car si elle se sentait maintenant chaude en haut et froide en bas, et ensuite le contraire, mais que dans le second état elle ne se rappelât point le premier, elle ne cesserait de croire que son mouvement intérieur serait le même.
    Mais pourquoi, si elle a la perception de soi, ne saurait-elle avoir de mémoire ? La mémoire est une puissance de l’âme, et, pour petite que soit l’âme de la pierre, elle aura de la mémoire à proportion.
    Avoir de la mémoire signifie avoir la notion de l’avant et de l’après, sans quoi moi aussi je croirais toujours que la peine ou la joie dont je me souviens sont présentes à l’instant que je m’en souviens. Je sais en revanche que ce sont des perceptions passées parce qu’elles sont plus faibles que les présentes. Le problème est donc d’avoir le sentiment du temps. Ce que peut-être moi-même non plus je ne pourrais avoir, si le temps était quelque chose qui s’apprend. Mais ne me disais-je pas, voilà des jours, ou des mois, avant ma maladie, que le temps est la condition du mouvement, et pas son résultat ? Si les parties de la pierre sont en mouvement, cette motion aura un rythme qui, fût-il inaudible, sera comme le bruit d’une horloge. La pierre serait l’horloge d’elle-même. Se sentir en mouvement signifie sentir battre son propre temps. La terre, grande pierre dans le ciel, sent le temps de son mouvement, le temps de la respiration de ses marées, et ce qu’elle sent je le vois se dessiner sur la voûte étoilée : la terre sent le même temps que je vois.
    La pierre connaît donc le temps, mieux : elle le connaît avant même que de percevoir ses changements de chaleur comme mouvement dans l’espace. Pour ce que j’en sais, elle pourrait ne pas même se rendre compte que le changement de chaleur dépend de sa position dans l’espace : elle pourrait l’entendre comme un phénomène de mutation dans le temps, comme le passage du sommeil à la veille, de l’énergie à la fatigue, ainsi de moi maintenant qui m’aperçois qu’à rester immobile comme je le suis, j’ai des fourmis dans le pied gauche. Mais non, elle doit sentir l’espace aussi, si elle perçoit le mouvement où d’abord il y avait repos, et le repos où d’abord il y avait mouvement. Elle sait donc penser ici et là .
    Mais imaginons que quelqu’un ramasse cette pierre et l’encastre dans d’autres pierres pour construire un mur. Si d’abord elle percevait le jeu de ses positions internes, c’était parce qu’elle sentait ses atomes tendus dans l’effort de se composer comme les cellules d’un nid d’abeilles, s’épaississant l’un contre l’autre et l’un parmi les autres, ainsi que devraient se sentir les pierres d’une voûte d’église, où l’une pousse l’autre et toutes poussent vers la clef centrale, et les pierres proches de la clef poussent les autres vers le bas et en dehors.
    Mais, une fois habituée à ce jeu de poussées et contre-poussées, la voûte entière devrait se sentir telle, dans le mouvement invisible que font ses briques pour se mutuellement pousser ; de même elle devrait percevoir l’effort que quelqu’un fait pour l’abattre et comprendre qu’elle cesse d’être voûte au moment où le mur qui la porte, avec ses contreforts, s’effondre.
    Or donc la pierre, tellement comprimée entre d’autres pierres qu’elle est sur le point de se briser (et si la pression était plus grande elle se fêlerait), doit sentir cette constriction, une constriction qu’elle ne percevait pas auparavant, une pression qui d’une façon ou d’une autre doit influer sur son mouvement interne. Ne serait-ce pas là le moment où la pierre discerne la présence de quelque chose d’extérieur à soi ? La pierre aurait alors conscience du Monde. Ou peut-être penserait-elle que la force qui l’opprime est quelque chose de plus fort qu’elle, et elle identifierait le Monde avec Dieu.
    Mais le jour

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