L'Ile du jour d'avant
des soleils et des planètes, matière pleine qui s’oppose à leur vent, à cause que soleils et planètes également seraient eux aussi des tourbillons entraînant dans leur cercle des tourbillons mineurs. Alors le tourbillon majeur, qui fait tourbillonner les galaxies, aurait en son centre d’autres tourbillons, et ceux-ci seraient des tourbillons de tourbillons, gouffres faits d’autres gouffres, et l’abîme du grand gouffre de gouffres de gouffres précipiterait dans l’infini en se tenant sur le Néant.
Et pour nous, habitants du grand corail du cosmos, nous croirions matière pleine l’atome (que pourtant nous ne voyons pas), alors que lui aussi, comme tout le reste, serait une broderie de vides dans le vide, et nous appellerions être, dense et même éternel, ce tournoiement d’inconsistances, cette extension infinie, qui s’identifie au rien absolu, et qui de son propre non-être engendre l’illusion du tout.
Et me voici donc ici à me flatter d’illusions sur l’illusion d’une illusion, illusion que je suis à moi-même ? Et me fallait-il tout perdre, tomber sur ce chaland perdu dans les antipodes, pour comprendre qu’il n’y avait rien à perdre ? Mais en comprenant cela ne gagné-je point tout peut-être, pour ce que je deviens le seul point pensant où l’univers reconnaît sa propre illusion ?
Cependant, si je pense, cela ne signifie-t-il pas que j’ai une âme ? Oh, quel brouillamini. Le tout est fait de néant, et pourtant pour le comprendre il faut avoir une âme qui, si peu qu’elle soit, néant n’est pas.
Que suis-je moi ? Si je dis moi, au sens de Roberto de la Grive, je le fais en tant que mémoire de tous mes instants passés, somme de tout ce que je me rappelle. Si je dis moi au sens de ce quelque chose qui est ici en ce moment, et n’est pas le grand mât ni ce corail, alors je suis la somme de ce que je sens maintenant.
Mais ce que je sens maintenant, qu’est-ce ? C’est l’ensemble de ces rapports entre présumés indivisibles qui se sont disposés dans ce système de rapports, dans cet ordre particulier qui est mon corps.
Et alors mon âme n’est pas, comme le voulait Épicure, une matière composée de corpuscules plus ténus que les autres, un souffle mêlé de chaleur, mais elle est le mode dont ces rapports se sentent tels.
Quelle subtile condensation, quelle impalpabilité condensée ! Je ne suis rien autre qu’un rapport entre les parties de moi qui se perçoivent cependant qu’elles sont en relation l’une avec l’autre. Mais ces parties étant à leur tour divisibles en d’autres relations (et ainsi de suite), en conséquence tout système de rapports, ayant conscience de soi-même, étant plutôt la conscience de soi-même, serait un noyau pensant. Je pense moi, mon sang, mes nerfs ; mais chaque goutte de mon sang se penserait soi-même.
Elle se penserait de la manière que je me pense moi ? Assurément non, en nature l’homme se sent lui-même de façon fort complexe, l’animal un peu moins (il est capable d’appétit, par exemple, mais pas de remords) ; une plante se sent croître et elle sent, certes, quand on la coupe, et peut-être dit-elle moi, mais en un sens beaucoup plus obscur que je ne le fais. Toute chose pense, mais à proportion de son degré de complexité.
S’il en est ainsi, alors, les pierres aussi pensent. Ce caillou aussi, qui d’ailleurs caillou n’est point, mais était un végétal (ou un animal ?). Comment pensera-t-il donc ? En pierre. Si Dieu, qui est le grand rapport de tous les rapports de l’univers, se pense pensant, ainsi que le veut le Philosophe, cette pierre se pensera seulement elle-même pierrante. Dieu pense la réalité entière et les mondes infinis qu’il crée et qu’il fait subsister par sa pensée ; moi je pense à mon amour malheureux, à ma solitude sur ce vaisseau, à mes parents disparus, à mes péchés et à ma mort prochaine, et peut-être cette pierre pense-t-elle seulement moi pierre, moi pierre, moi pierre. Ou plutôt, peut-être ne sait-elle même pas dire moi. Elle pense : pierre, pierre, pierre.
Ce devrait être ennuyeux. Ou bien c’est moi qui éprouve de l’ennui, moi qui peux penser davantage, et il (ou elle) est au contraire pleinement satisfait de son être pierre, aussi heureux que Dieu, à cause que Dieu jouit d’être Tout et cette pierre jouit d’être quasiment rien, mais pour ce qu’elle ne connaît pas d’autre mode d’être, elle se plaît au
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