L'Ile du jour d'avant
sien, éternellement satisfaite de soi…
Mais en fin de compte est-il vrai que la pierre ne sent rien autre que sa pierrité ? Le Prévôt me disait que les pierres aussi sont des corps qui en de certaines occasions brûlent et deviennent autre chose. De fait une pierre tombe dans un volcan et, sous l’intense chaleur de cet onguent de feu que les anciens appelaient Magma, elle se fond à d’autres pierres, devient une seule masse incandescente, va, et en peu (ou beaucoup) de temps elle se retrouve partie d’une pierre plus grande. Se peut-il qu’en cessant d’être cette pierre, et dans l’instant qu’elle en devient une autre, elle ne sente pas sa caléfaction et avec elle sa mort imminente ?
Le soleil cognait sur le tillac, une brise légère en adoucissait la chaleur, la sueur séchait sur la peau de Roberto. Depuis un si long temps occupé à se représenter comme pierre pétrifiée par la doulce Méduse qui l’avait captivé de son regard, il résolut d’essayer de penser ainsi que pensent les pierres, sans doute pour s’habituer au jour où il serait simple et blanc amas d’os exposé à ce même soleil, à ce même vent.
Il se mit nu, se coucha, les yeux fermés et les doigts dans les oreilles, pour n’être dérangé par aucun bruit, comme il arrive sûrement à une pierre qui n’a pas d’organes des sens. Il chercha d’abolir tout souvenir particulier, toute exigence de son corps humain. S’il avait pu, il aurait aboli sa propre peau, et ne le pouvant pas il s’ingéniait à la rendre la plus insensible qu’il pût.
Je suis une pierre, je suis une pierre, se disait-il. Et puis, pour éviter même de se parler : pierre, pierre, pierre.
Que sentirais-je si j’étais vraiment une pierre ? Avant tout le mouvement des atomes qui me composent, savoir la stable vibration des positions que les parties de mes parties de mes parties entretiennent entre elles. J’entendrais le bourdonnement de mon pierroire. Mais je ne pourrais dire je , car pour dire je il faut de nécessité qu’il y ait les autres, quelque chose d’autre à quoi m’opposer. Au commencement la pierre ne peut connaître qu’il y a autre chose en dehors d’elle. Elle bourdonne, pierre se pierrant elle-même et elle ignore le reste. Elle est un monde. Un monde qui mondule tout seul.
Cependant, si je touche ce corail, je sens que sa superficie a gardé la chaleur du soleil sur la partie exposée, tandis que la partie reposant sur le pont est plus froide ; et si je le fendais en deux, je sentirais peut-être que la chaleur décroît du sommet à la base. Or donc, dans un corps chaud les atomes se meuvent plus furieusement, en conséquence ce caillou, s’il se sent comme mouvement, ne peut que sentir à l’intérieur de soi une différenciation de motions. S’il demeurait éternellement exposé au soleil dans la même position, peut-être commencerait-il à distinguer quelque chose tel qu’un dessus et un dessous, au moins comme deux types différents de motion. Ne connaissant pas que la cause de cette diversité est un agent extérieur, il se penserait de la sorte, comme si cette motion était sa nature. Mais s’il se formait un éboulement et que la pierre roulât à val jusqu’à prendre une autre position, elle sentirait que d’autres de ses parties maintenant se meuvent, de lentes qu’elles étaient, tandis que les premières, qui étaient rapides, maintenant vont à plus lente allure. Et cependant que le terrain s’affaisse (ce pourrait être un procès très long), elle sentirait que la chaleur, ou le mouvement qui en dérive, se transporte degré par degré de l’une à l’autre de ses parties.
Ainsi songeant, Roberto exposait lentement des côtés différents de son corps aux rayons du soleil, roulant sur la solle, jusqu’à rencontrer une zone d’ombre, et il s’assombrissait légèrement, ainsi qu’il aurait dû se passer pour la pierre.
Qui sait, s’interrogeait-il, si dans ces motions la pierre ne commence pas d’acquérir, sinon le concept de lieu, du moins celui de partie : en tout cas certainement celui de mutation. Non de passion, cependant, parce qu’elle ne connaît pas son opposé, qui est l’action. Ou peut-être si. Car, qu’elle soit pierre, composée comme telle, elle le sent toujours, au lieu que, quelle soit tantôt chaude ici tantôt froide là, elle le sent de manière alternée. Or donc elle est capable en quelque sorte de se distinguer elle-même comme substance de
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