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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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aurez jamais l’expérience. Il est nécessaire de méditer d’abord, et de nombreuses fois, sur l’art de mourir, pour réussir après à le bien faire une seule fois.
    Il voulait se lever, et le père Emanuele l’en empêchait, parce qu’il ne croyait pas qu’il fut encore prêt pour retourner dans le fracas de la guerre. Roberto lui laissa comprendre qu’il était impatient de retrouver quelqu’un. Le père Emanuele jugea sot que son corps si desséché se laissât anéantir par la pensée d’un autre corps, et il tenta de lui faire apparaître digne de mépris la race des femmes : « Ce très-vain Monde Féminin, lui dit-il, que portent dessus elles certaines Atlantesses modernes, roule autour du Deshonneur et a les Signes du Cancer et du Capricorne pour Tropiques. Le Miroir, qui en est le Premier Mobile, n’est jamais aussi sombre comme quand il reflette les Estoiles de ces Yeulx lascifs, devenues, pour l’exhalaison des Vapeurs des Amans niaiseux, Meteores qui annoncent des fléaux à l’Honnesteté. »
    Roberto n’apprécia pas l’allégorie astronomique, ni ne reconnut l’aimée dans le portrait de ces mondaines jeteuses de sorts. Il resta au lit, mais il exhalait encore plus les Vapeurs de sa foucade.
    Entre-temps, d’autres nouvelles lui parvenaient de monsieur de la Saletta. Les Casalois se demandaient s’ils ne devaient pas consentir aux Français l’accès à la citadelle : ils avaient désormais compris que, si l’on devait empêcher les ennemis d’y entrer, il fallait unir les forces. Mais monsieur de la Saletta laissait entendre que, maintenant plus que jamais, tandis que la ville semblait sur le point de tomber, eux, montrant qu’ils collaboraient, revoyaient dans leur cœur le pacte d’alliance. « Il faut, avait-il dit, être blancs comme colombes avec monsieur de Toyras, mais rusés comme des serpents dans le cas où son roi veuille à la fin vendre Casal. Nous devons combattre, de façon que si Casal se sauve ce soit aussi par notre mérite ; mais sans excéder, à telle enseigne que si la ville tombe la faute n’en échoie qu’aux Français. » Et il avait ajouté, pour la gouverne de Roberto : « Le prudent ne doit pas s’attacher à un seul chariot.
    — Mais les Français disent que vous êtes des marchands : personne ne s’aperçoit que vous combattez, tous voient que vous vendez à usure !
    — Pour vivre beaucoup il est bon de valoir peu. Le vase fêlé est celui qui ne se brise jamais complètement et finit par lasser à force de durer.
    Un matin des premiers jours de septembre, il tomba sur Casal une averse libératrice. Sains et convalescents, tout le monde s’était transporté en plein air pour prendre la pluie qui devait laver jusqu’à la dernière trace de contagion. C’était plus une manière de se rafraîchir qu’un traitement, et le mal continua de sévir même après l’orage. Les seules nouvelles consolantes concernaient le travail que la peste accomplissait également dans le camp ennemi.
    Capable à présent de se tenir debout, Roberto se risqua hors du couvent et à un moment donné il vit, sur le seuil d’une maison marquée de la croix verte qui la déclarait lieu de contagion, Anna Maria ou Francesca Novarese. Elle était émaciée comme une figure de la Danse de Mort ; de neige en grenade, elle s’était réduite à un unique jaunâtre, non oublieux, dans les traits souffrants, de ses grâces passées. Roberto se souvint d’une phrase de Saint-Savin : « Vous continuez peut-être vos génuflexions après que la vieillesse a fait de ce corps un fantôme, bon désormais à vous rappeler l’imminence de la mort ? »
    La jeune fille pleurait sur l’épaule d’un capucin, comme si elle avait perdu un être cher, peut-être son Français. Le capucin, au visage plus gris que la barbe, la soutenait en pointant un doigt vers le ciel comme pour dire « un jour, là-haut… »
    L’amour ne se fait chose mentale que lorsque le corps désire et que le désir est opprimé. Si le corps est débile et incapable de désirer, la chose mentale se volatilise. Roberto se sentit faible à en être incapable d’aimer. Exit Anna Maria (Francesca) Novarese.
    Il revint au couvent et se remit au lit, décidé à mourir tout de bon : il souffrait trop de ne plus souffrir. Le père Emanuele l’incitait à prendre l’air frais. Mais les nouvelles qu’on lui apportait de l’extérieur ne l’encourageaient pas à vivre. Désormais, en

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