Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
Vom Netzwerk:
gré, l’Esprit lui avait souri. À présent, il aimait la Novarese avec la même exquise violence dont parlait la lettre.

    S’étant mis à la recherche de celle dont il était si disposé à rester loin, insouciant du danger alors que plusieurs coups de canon pleuvaient sur la ville, quelques jours plus tard il l’avait aperçue à un coin de rue, chargée d’épis telle une créature mythologique. Dans un grand tumulte intérieur, il avait couru à sa rencontre, ne sachant pas bien ce qu’il ferait ou dirait.
    Après une approche tremblante, il s’était soudain offert à ses yeux et lui avait dit : « Damoiselle…
    — À moë ? » avait répondu la jeune fille, et puis : « Et alors ?
    — Alors, n’avait su mieux dire Roberto, pourriez-vous m’indiquer de quel côté on va pour le Château ? » Et la jeune fille jetant en arrière sa tête et la grande masse de ses cheveux : « Mais par là, s’pas ? » Et elle avait tourné l’angle.
    Sur cet angle, tandis que Roberto hésitait à la suivre, un boulet était tombé en sifflant, le muret d’un jardin s’était abattu, soulevant un nuage de poussière. Roberto avait toussé, attendu que la poussière se dissipât, et compris que, marchant avec trop d’indécision à travers les champs spacieux du Temps, il avait perdu l’Occasion.
    Pour se punir, il avait déchiré avec componction la lettre et s’était dirigé vers chez lui, tandis que les muscles de son cœur se recroquevillaient par terre.
    Son premier vague amour l’avait convaincu à jamais que l’objet aimé réside au lointain, et je crois que cela a marqué son destin d’amant. Au cours des jours suivants, il était revenu sur chaque emplacement (où il avait reçu une nouvelle, où deviné une trace, où entendu parler d’elle et où il l’avait vue) pour recomposer un paysage de la mémoire. Il avait ainsi dessiné un Casal de sa passion, transformant ruelles, fontaines, esplanades en le Fleuve d’inclination, en le Lac d’indifférence ou en la Mer d’inimitié ; il avait fait de la cité blessée le Pays de sa propre Tendresse inassouvie, île (alors déjà, présage) de sa solitude.

13.
    La Carte du Tendre
    La nuit du vingt-neuf juin un grand fracas avait réveillé les assiégés, suivi par des roulements de tambours : la première mine avait explosé, que les ennemis avaient réussi à faire sauter sous les murailles, réduisant en éclats une demi-lune et ensevelissant vingt-cinq soldats. Le lendemain, vers six heures du soir, on avait entendu comme un orage au ponant, et à l’orient était apparue une corne d’abondance, plus blanche que le reste du ciel, à la pointe qui s’allongeait et s’accourcissait. C’était une comète, qui avait bouleversé les hommes d’armes et amené les habitants à se claquemurer dans leur maison. Les semaines suivantes, d’autres points des murailles avaient sauté tandis que du haut des glacis les assiégés tiraient à vide, car désormais l’adversaire avançait sous terre, et les galeries de contre-mine ne parvenaient pas à les dénicher.
    Roberto vivait ce naufrage comme un passager étranger. Il occupait de longues heures à dialoguer avec le père Emanuele sur la meilleure façon de décrire les feux du siège, mais il fréquentait de plus en plus Saint-Savin pour élaborer avec lui des métaphores d’égale promptitude, qui dépeignissent les feux de son amour dont il n’avait pas osé avouer l’échec. Saint-Savin lui fournissait une scène où son histoire galante pouvait se dérouler heureusement ; il subissait en se taisant l’ignominie d’élaborer avec l’ami d’autres lettres, qu’ensuite il feignait de faire parvenir, alors qu’il les relisait chaque nuit comme si le journal intime de tant d’affres était adressé d’elle à lui.
    Il se contait des situations où la Novarese, poursuivie par les lansquenets, tombait, défaillante, entre ses bras ; lui, mettait en déroute les ennemis et l’emmenait, languissante, dans un jardin, où il jouissait de sa sauvage reconnaissance. À de telles pensées il s’abandonnait sur son lit, recouvrait ses esprits après une longue absence, et composait des sonnets pour son aimée.
    Il en montra un à Saint-Savin, qui avait commenté :
    — Je le crois d’une grande laideur, si vous me permettez, mais consolez-vous : la plupart de ceux qui se définissent poètes à Paris font pire encore. Ne versifiez pas votre amour, la passion vous ôte

Weitere Kostenlose Bücher