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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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désir à travers le langage, qui change une jeunesse en cygne et un cygne en femme, le soleil en un chaudron et un chaudron en soleil ! Dans la nuit avancée, nous trouvons Roberto rêvassant sur le portulan transformé désormais en ce corps féminin convoité.
    Si c’est une erreur des amants que d’écrire le nom aimé sur l’arène de la plage, que les ondes ensuite ont tôt fait de raviner, quel amant prudent il se sentait, lui qui avait confié le corps aimé aux arrondis des échancrures et des anses, les cheveux au flux des courants par les méandres des archipels, la moiteur estivale du visage au reflet des eaux, le mystère des yeux à l’azur d’une étendue déserte, si bien que la carte répétait plusieurs fois les traits du corps aimé, en différents abandons de baies et promontoires. Plein de désir, il faisait naufrage la bouche sur la carte, suçait cet océan de volupté, titillait un cap, n’osait pénétrer une passe, la joue écrasée sur la feuille il respirait le souffle des vents, aurait voulu boire à petits coups les veines d’eau et les sources, s’abandonner assoiffé à assécher les estuaires, se faire soleil pour baiser les rivages, marée pour adoucir le secret des embouchures…
    Mais il ne jouissait pas de la possession, de la privation au contraire : alors qu’il brûlait d’envie de toucher ce flou trophée d’un pinceau érudit, d’Autres peut-être, sur l’Île vraie – là où elle s’élongeait en formes gracieuses que la carte n’avait pas encore su capturer – en mordaient les fruits, se baignaient dans ses eaux… D’autres, géants stupides et féroces, approchaient en cet instant leur main grossière de son échancrure, des Vulcains difformes possédaient cette délicate Aphrodite, effleuraient ses bouches avec la même bêtise que le pêcheur de l’Île non Trouvée, par-delà le dernier horizon des Canaries, jetant sans savoir la plus rare d’entre les perles…
    Elle dans une autre main d’amant… C’était cette pensée l’ivresse suprême où Roberto se tordait, geignant son impuissance hastée. Dans cette frénésie, à tâtons sur la table comme pour se saisir au moins du pan d’une jupe, son regard glissa de la représentation de ce corps paisible, mollement onduleux, à une autre carte où l’auteur inconnu avait cherché peut-être à représenter les conduits ignifères des volcans de la terre occidentale : il s’agissait d’un portulan de notre globe entier, tout panaches de fumée au sommet des protubérances de la croûte, et, à l’intérieur, un enchevêtrement de veines brûlées ; et de ce globe il se sentit soudain l’image vivante, il poussa un râle exhalant des laves de chaque pore, éructant la sève de sa satisfaction inassouvie, perdant enfin les sens – anéanti par hydropisie embrasée (ainsi qu’il l’écrit) – sur cette tant désirée chair australe.

14.
    Traité de la Science des Armes
    À Casal aussi il rêvait d’espaces ouverts, et de la vaste cuvette où il avait vu pour la première fois la Novarese. Mais maintenant il n’était plus malade, et donc il pensait, plus lucide, qu’il ne la retrouverait jamais car il mourrait lui dans peu de temps, ou bien elle, elle était déjà morte.
    En fait, il n’était pas en train de mourir, au contraire : lentement il guérissait ; pourtant il ne s’en rendait pas compte et prenait les affectations de la convalescence pour les défections de la vie. Souventes fois Saint-Savin était venu le trouver, il lui fournissait la gazette des événements, lorsque était présent le père Emanuele (qui le lorgnait comme s’il s’apprêtait à lui voler cette âme), et lorsque celui-ci devait s’éloigner (car les pourparlers s’intensifiaient dans le couvent) il dissertait en philosophe sur la vie et sur la mort.
    — Mon bon ami, le sieur Spinola va mourir. Vous êtes invité aux festivités que nous ferons pour son trépas.
    — La semaine prochaine, je serai mort moi aussi…
    — Ce n’est pas vrai, je saurais reconnaître la face d’un moribond. Mais je ferais mal de vous détourner de la pensée de la mort. Plutôt, profitez de la maladie pour accomplir ce bon exercice.
    — Monsieur de Saint-Savin, vous parlez comme un ecclésiastique.
    — Point du tout. Je ne vous dis pas, moi, de vous préparer à l’autre vie, mais d’user bien de cette unique vie-ci qui vous est donnée, pour affronter, quand elle viendra, l’unique mort dont vous

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