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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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cette divine froideur qui était la gloire de Catulle.
    Il se découvrit d’humeur mélancolique, et il le dit à Saint-Savin :
    — Réjouissez-vous, commenta l’ami, la mélancolie n’est pas la lie mais bien la fleur du sang, et elle produit des héros car, à la frontière de la folie, elle les porte aux actions les plus intrépides.
    Mais Roberto ne se sentait porté à rien, et il devenait mélancolique de ne pas être assez mélancolique.
    Sourd aux cris et aux coups de canon, il entendait des exclamations de soulagement (il y a crise dans le camp espagnol, on dit que l’armée française avance), il jubilait parce que à la mi-juillet une contre-mine avait enfin réussi à massacrer force Espagnols ; mais pour l’instant on évacuait de nombreuses demi-lunes, et à la mi-juillet les avant-gardes ennemies pouvaient déjà tirer directement dans la ville. Il apprenait que certains Casalois tentaient de pêcher dans le Pô et, sans se soucier s’il parcourait des rues exposées aux tirs ennemis, il courait voir dans la peur que les Impériaux ne fissent feu sur la Novarese.
    Il se frayait un chemin au milieu des soldats en révolte, dont le contrat ne prévoyait pas qu’ils creusassent des tranchées ; les Casalois refusaient de le faire pour eux, et Toyras devait promettre une surpaye. Il se félicitait comme tous de savoir que Spinola était touché par la peste, il s’enchantait de voir un groupe de déserteurs napolitains qui étaient entrés dans la ville, abandonnant par peur le camp adverse pris au piège par le mal, et il entendait le père Emanuele dire qu’il pouvait y avoir là, cause de contagion…
    À la mi-septembre la peste apparut dans la ville, Roberto n’en fit point cas, sinon en redoutant que la Novarese en fut atteinte, et il s’éveilla un matin avec une fièvre élevée. Il parvint à envoyer quelqu’un aviser le père Emanuele, et il fut abrité en cachette dans son couvent, évitant un de ces lazarets de fortune où les malades mouraient en hâte et sans bruit pour ne pas distraire les autres, occupés à mourir de pyrotechnie.
    Roberto ne pensait pas à la mort : il prenait la fièvre pour l’amour et il rêvait de toucher les chairs de la Novarese, alors qu’il chiffonnait les plis de sa paillasse ou caressait les parties en sueur et souffrantes de son corps.

    Puissance d’une mémoire trop incisive, ce soir-là sur la Daphne , tandis que la nuit avançait, que le ciel accomplissait ses lents mouvements, et que la Croix du Sud avait disparu à l’horizon, Roberto ne savait plus s’il brûlait d’amour ranimé pour la Diane guerrière de Casal ou pour la Dame tout aussi loin de sa vue.
    Il voulut savoir où elle avait pu fuir, et il courut dans la chambre des instruments nautiques : il lui semblait que s’y trouvait une carte de ces mers. Il la trouva, elle était grande, colorée, et inachevée car, à cette époque, nombre de cartes étaient non finies par nécessité : d’une nouvelle terre, le navigateur dessinait les côtes qu’il avait vues, mais laissait le contour incomplet, ne sachant jamais comment et combien et où cette terre s’étendait ; raison pour quoi les portulans du Pacifique se présentaient souvent comme des arabesques de plages, traces de périmètres, hypothèses de volumes, et que seuls y apparaissaient définis les rares îlots dont on avait fait le tour, et le cours des vents connu par expérience. Certains, pour rendre reconnaissable une île, ne faisaient qu’en dessiner avec beaucoup de précision la forme des sommets et des nuages qui les surmontent, de manière à les pouvoir identifier ainsi que l’on reconnaît de loin une personne à son allure approximative ou au bord de son chapeau.
    Or donc, sur cette carte étaient visibles les limites de deux côtes se faisant face, séparées par un canal orienté sud-nord, et une des deux côtes s’achevait presque en sinuosités variées définissant une île, et ce pouvait être son Île ; mais au-delà d’un large bras de mer, il y avait d’autres groupes d’îles présumées, à la conformation fort semblable, qui pouvaient également représenter le lieu où il était.
    Nous ferions fausse route si nous pensions que Roberto se prenait d’une curiosité de géographe ; le père Emanuele ne l’avait que trop éduqué à détourner le visible à travers la lentille de sa lunette d’approche aristotélienne. Saint-Savin ne lui avait que trop enseigné à fomenter le

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