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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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vous ne pouvez pas limiter sa puissance : il ne pourrait jamais ab opere cessare , et donc le monde sera infini ; mais si le monde est infini, il n’y aura plus Dieu, comme d’ici peu il n’y aura plus de bouffettes à votre casaque !
    Et unissant le dire et le faire, il avait encore coupé quelques choux dont l’abbé était très fier, puis il avait raccourci la garde, tenant la pointe un peu plus haut ; et, tandis que l’abbé cherchait à serrer la mesure, il avait donné un coup sec sur le tranchant de la lame de son adversaire. L’abbé avait presque laissé tomber son épée, serrant de sa senestre son attache douloureuse.
    Il avait hurlé :
    — Il faut qu’à la fin je vous perce, impie, blasphémateur, Ventre Dieu, par tous les maudits saints du Paradis, par le sang du Crucifié !
    La croisée de la dame s’était ouverte, quelqu’un s’était penché et avait crié. Les présents avaient désormais oublié le but de leur entreprise, et ils évoluaient autour des duellistes qui, hurlant, faisaient le tour de la fontaine, Saint-Savin déconcertant son ennemi par une série de parades circulaires et coups de pointe.
    — N’appelez pas au secours les mystères de l’incarnation, monsieur l’abbé, persiflait-il. Votre sainte romaine église vous a enseigné que notre boule de boue est le centre de l’univers, qui lui tourne autour en ménestrel lui jouant la musique des sphères. Attention, vous vous faites trop pousser contre la fontaine, vous mouillez vos basques comme un vieux malade du mal de la pierre… Mais si dans le grand vide roulent des mondes infinis, comme dit un grand philosophe que vos pairs ont brûlé à Rome, bon nombre habités par des créatures telles que nous, et si toutes avaient été créées par votre Dieu, qu’en ferions-nous alors de la Rédemption ?
    — Que fera Dieu de toi, damné ! avait crié l’abbé, parant avec peine un revers du poignet.
    — Sans doute Christ s’est incarné une seule fois ? Donc le péché originel ne s’est passé qu’une seule fois sur ce globe ? Quelle injustice ! Ou pour les autres, privés de l’Incarnation, ou pour nous, puisque en tel cas dans tous les autres mondes les hommes seraient parfaits comme nos ancêtres avant le péché, et ils jouiraient d’un bonheur naturel sans le poids de la Croix. Ou bien d’infinis Adams ont infiniment commis la première faute, tentés par d’infinies Eves avec d’infinies pommes, et Christ a été obligé de s’incarner, de prêcher et de souffrir sur le Calvaire d’infinies fois, et peut-être est-il encore en train de le faire, et si les mondes sont infinis, infinie sera sa tâche. Infinie sa tâche, infinies les formes de son supplice : si au-delà de la Galaxie il était une terre où les hommes ont six bras, comme chez nous dans la Terra Incognita , le fils de Dieu n’aura pas été cloué sur une croix mais sur un bois en forme d’étoile – ce qui me semble digne d’un auteur de comédies.
    — Il suffit, je vais mettre fin, moi, à votre comédie ! hurla l’abbé hors de soi, et il se jeta sur Saint-Savin, portant ses derniers coups.
    Saint-Savin les soutint avec de bonnes parades, puis ce fut l’espace d’un instant. Alors que l’abbé avait encore son épée levée après une parade de prime, il s’avança comme pour tenter un revers circulaire, feignit de tomber en avant. L’abbé se retira de côté, espérant le toucher dans sa chute. Mais Saint-Savin, qui n’avait pas perdu le contrôle de ses jambes, s’était déjà relevé comme la foudre, prenant force sur sa main gauche appuyée au sol, et sa droite avait jailli vers le haut : c’était le Coup de la Mouette. La pointe de l’épée avait marqué la face de l’abbé, depuis la racine du nez jusqu’à la lèvre, lui fendant le côté gauche de sa moustache.
    L’abbé sacrait comme aucun épicurien n’aurait jamais osé, Saint-Savin se plaçait en position de salut, l’assistance applaudissait ce coup de maître.

    Mais juste à ce moment-là, du fond de la place arrivait une patrouille espagnole, peut-être attirée par le bruit. D’instinct les Français avaient mis la main à l’épée, les Espagnols virent six ennemis en armes et crièrent à la trahison. Un soldat pointa son mousquet et tira. Saint-Savin tomba touché à la poitrine. L’officier s’aperçut que quatre personnes, au lieu de livrer bataille, accouraient près de l’homme à terre en jetant leurs armes, il

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