L'Ile du jour d'avant

Nous non plus n’avons pas lésiné sur des aides en argent à de bons astronomes… À propos, Colbert, ce docteur Morin, il y a huit ans que nous le laissons dans l’attente…
    — Eminence, vous-même vous dites convaincu que cette histoire de la parallaxe lunaire est une chimère…
    — Oui, mais pour soutenir sa très douteuse hypothèse, il a efficacement étudié et critiqué les autres. Faisons-le participer à ce nouveau projet, il pourrait donner des lumières à monsieur de San Patrizio. Qu’on lui offre une pension, il n’est rien comme l’argent qui stimule les bonnes inclinations. Si son idée contenait un grain de vérité, nous aurons l’occasion de nous en mieux assurer et dans le même temps nous éviterons que, se sentant délaissé dans sa patrie, il ne cède aux sollicitations des Hollandais. Il nous semble que ce sont précisément les Hollandais qui, voyant les Espagnols balancer, ont commencé à traiter avec ce Galilée, et nous ferions bien de ne pas rester en dehors de l’affaire…
    — Eminence, dit Colbert hésitant, il vous plaira de vous rappeler que Galilée est mort au début de cette année…
    — Vraiment ? Prions Dieu pour qu’il soit heureux, plus qu’il ne lui est arrivé dans la vie.
    — Et de toute façon sa solution aussi parut longtemps définitive, mais elle ne l’est pas…
    — Vous nous avez heureusement précédé, Colbert. Mais supposons que la solution de Morin non plus ne vaille pas un liard. Eh bien, soutenons-le quand même, faisons en sorte que se rallume la discussion autour de ses idées, stimulons la curiosité des Hollandais : faisons en sorte qu’il se laisse tenter, et nous aurons mis pour quelque temps les adversaires sur une fausse piste. Ce sera de l’argent bien dépensé en tout cas. Baste pour cela, on en a assez dit. Poursuivez, je vous prie, cependant que San Patrizio apprend, nous apprendrons nous aussi.
    — Votre Eminence m’a appris tout ce que je sais, dit Colbert en rougissant, mais sa bonté m’encourage à commencer.
    Ce disant, il devait maintenant se sentir en territoire ami ; il leva la tête, qu’il avait toujours tenue penchée, et s’approcha d’un air dégagé du globe.
    — Messieurs, dans l’océan – où même si l’on rencontre une terre on ne sait pas de quelle terre il s’agit, et si l’on va vers une terre connue on doit aller des jours et des jours au milieu de l’étendue des eaux – le navigateur n’a d’autres points de repère que les astres. Avec des instruments qui déjà rendirent illustres les anciens astronomes, d’un astre on fixe la hauteur sur l’horizon, on en déduit la distance du Zénith et, en connaissant sa déclinaison, étant donné que distance zénithale plus ou moins déclinaison fournissent la latitude, l’on sait instantanément sur quel parallèle il se trouve, autrement dit à combien du nord ou du sud d’un point connu. Cela me semble clair.
    — À la portée d’un enfançon, dit Mazarin.
    — On devrait penser, poursuivit Colbert, que semblablement on peut déterminer aussi à combien on est à l’orient ou à l’occident du même point, c’est-à-dire à quelle longitude ou sur quel méridien. Comme dit Jean de Sacrobosco, le méridien est un cercle qui passe par les pôles de notre monde, et au zénith de notre tête. Et il se nomme méridien parce que, où qu’un homme soit et en n’importe quel temps de l’année, quand le soleil parvient à son méridien, là est pour cet homme midi. Hélas, par un mystère de la nature, quel que soit le moyen excogité pour définir la longitude, il s’est toujours révélé fallacieux. Combien cela importe-t-il ? pourrait demander le profane. Beaucoup.
    Il commençait à se faire familier, fit tourner le globe en indiquant les contours de l’Europe :
    — Quinze degrés de méridien, environ, séparent Paris de Prague ; un peu plus de vingt, Paris des Canaries. Que diriez-vous du commandant d’une armée de terre qui croirait se battre à la Montagne Blanche et, au lieu d’occire des protestants, truciderait les docteurs de la Sorbonne à la Montagne Sainte-Geneviève ?
    Mazarin sourit en mettant ses mains en avant, comme pour souhaiter que des choses de ce genre n’advinssent que sur le bon méridien.
    — Mais le drame, poursuivit Colbert, c’est que des erreurs d’une telle portée se font avec les moyens dont nous usons encore pour déterminer les longitudes. Et il arrive ainsi ce qui est