L'immature
Freddy tout bizarre qui regardait fixement son assiette.
— Alors, ça y est, dit Vautrin, t’es enfin revenu en permission ?
Maman fit signe à Vautrin de se taire. Mais celui-ci ne comprit pas et continua:
— Tu nous racontes un peu tout ça…
Oh ! Vautrin, comme je te déteste! D’ordinaire, déjà, tu ne sais jamais rien. Ce soir, tu bats le record de sottise. Déjà, la guerre, toi tu l’excuses. Puisqu’il faut y aller, eh bien allons-y ! Seulement, ce que tu ne dis pas, c’est qu’en ce qui te concerne tu t’es toujours bien débrouillé pour passer à côté. Bien sûr, tu as lu dans tes bouquins ; et sur certains sujets tu es intarissable. Tu as du cœur, Vautrin, mais c’est seulement pour gueuler contre les riches. Ta justice sociale, parlons-en ! Notre Freddy n’est-il pas, lui, victime de la plus grande injustice qui soit, puisqu’il est contraint de donner sa vie pour une cause à laquelle il n’adhère pas ? Cela fait dix ans que tu bois tes petits canons à notre barbe, dix ans qu’on te voit presque chialer comme un gosse parce que tu dis qu’il y a trop de misère sur la terre. Dix ans que tu te berces de cette douce illusion qui consiste à croire qu’en reprenant aux riches il n’y aura plus de pauvres.
— Alors, tu nous racontes un peu ta guerre !
Comme s’il s’agissait d’une banale histoire de régiment.
Moi, j’ai vu Freddy pâlir et trembler de plus en plus fort. Il a regardé son beau-père un instant. De grosses larmes coulaient sur ses joues maigres.
Vautrin, as-tu du cœur ?
Vautrin s’est assis à son tour. Il a empoigné son journal, son « petit radical » comme il disait.
— Les vaches ! s’est-il exclamé.
Toujours cet éditorial de René Blanc, l’immaculé socialiste, sans majuscule celui-là.
Mais c’est Freddy qui, soudain, devint blanc, blanc comme un linge, pendant que le père dégustait bruyamment sa soupe aux vermicelles.
D’abord Freddy eut un souffle étrange qui fit relever la tête à Vautrin; puis il s’affala comme une masse sur la table, les bras en croix.
Il y eut un cri, une haine jetée comme ça, à la dérobée. L’attrape qui voudra. Pour qui, pourquoi ? Pourquoi demain devrait-il repartir en Algérie ?
Sa mouillette de pain entre les doigts, maman s’était précipitée auprès de Freddy.
— Mon pauvre frère, mon pauvre frère, disait-elle en lui caressant les cheveux.
Quand elle nous aime fort, j’ai souvent remarqué qu’elle nous appelle ainsi. Non pas fils, mais FRÈRE ! Et je crois qu’elle a raison : c’est un amour bien plus fort.
Je n’ai pas bronché, pas mangé.
Vautrin aussi ne mangeait plus.
D’un geste vif, d’une détente, Freddy avait envoyé balader son assiette tandis que les chats, épouvantés, s’enfuyaient à l’écurie. Puis Freddy est tombé ; maman n’y pouvait rien, que pleurer. Dans ces moments-là, c’est qu’il est fort, mon frère ! Et Vautrin qui ne bougeait toujours pas le petit doigt.
Ah ! Freddy, mon pauvre frère, passe-moi donc un peu de ton mal. Non, plus de guerre ! Plus de guerre ! Je voudrais le crier très fort à la face du monde, pour rassurer mon Freddy et lui montrer que j’ai bien compris sa misère.
Mais Freddy se tordait maintenant sur le plancher. Un démon était en lui, une puissance qui eût voulu sortir mais ne le pouvait pas. Maman se pencha sur lui : « Pauvre Frère, va ! » .
Vautrin tenta enfin d’intervenir. Mais il ne vint pas à bout de ce soldat en furie qui s’agitait de plus en plus et dont les poignets crispés serraient les pattes de la cuisinière. En plus du scorbut, je l’ai su plus tard, Freddy avait contracté là-bas une bien drôle de fièvre.
Dieu, si j’ai pleuré alors. Car vraiment j’avais peur. Les chaises voltigeaient, la cuisinière oscillait et les buses dégringolaient dans un nuage de suie épouvantable. Freddy, à présent, râlait. Râle que maman ne se sentait plus la force d’entendre ; alors elle se bouchait les oreilles.
Oh la guerre ! Tu ne fais pas seulement des parents tristes, désespérés. Tu ne fais pas que des orphelins, des infirmes... Non, la guerre, tu fais des martyrs, des martyrs forcés, comme Freddy. Tu es la peste !
Quelqu’un est allé chercher le docteur. Après sa piqûre de valium, notre Freddy s’est endormi par terre. Maman a mis ses jambes sous lui pour qu’il soit un peu mieux. Puis elle est restée là toute la nuit, comme prostrée.
Quand on vous fait dormir,
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