L'Impératrice indomptée
sensibilité d’Élisabeth est innée. Elle n’a pas prononcé toutes les paroles que son lecteur, le docteur Christomanos, lui attribue dans ses souvenirs. Ce littérateur grec, teinté d’esprit viennois, qui a pourtant observé l’impératrice de près, l’a souvent vue avec ses yeux d’écrivain ; il a interprété comme une nostalgie d’essence romantique ce qui n’était la plupart du temps que le malaise d’une nature raffinée devant un monde qui manque de raffinement. Combien a-t-on parlé de la prédilection d’Élisabeth pour Henri Heine, sans dire que c’était le Heine des jeunes filles qu’elle aimait, non pas celui des intellectuels libéraux ? Elle était une sentimentale. Si elle avait eu une nature active, elle serait devenue une révoltée. Mais au dégoût passif ne reste qu’une possibilité : la fuite. Sans doute un psychiatre et une psychothérapie lui auraient-ils fait le plus grand bien ! L’empereur était bien le seul à refuser d’admettre qu’il y avait quelque chose d’anormal chez sa femme.
À cette époque où Vienne peut s’enorgueillir des meilleurs neurologues du monde, et où Wagner-Jauregg expérimente de nouvelles méthodes de traitements pour les malades mentaux, les médecins de l’impératrice ne trouvent rien de mieux, pour soigner ses nerfs, que de l’envoyer de ville d’eaux en ville d’eaux, ce qui, ajouté aux diètes très strictes qu’elle s’impose, ne fait qu’augmenter son déséquilibre.
Alors qu’elle évite toute corvée officielle, elle demande d’elle-même à visiter le corps du bâtiment qui abrite l’asile d’aliénés tenu par l’État. Son mari et son entourage tentent de la dissuader, mais en vain. Elle va s’entretenir personnellement avec plusieurs internés, écoute patiemment leurs divagations, interroge les infirmières et les médecins sur le détail des traitements ; bref, fait preuve de tant d’humanité et de compréhension qu’il est clair que le sujet l’intéresse profondément. Elle sait combien est incertaine la frontière qui sépare les êtres « normaux » des fous et comme il est facile de perdre son équilibre et de basculer. Le docteur Riedel, qui a tant fait pour rendre moins effroyable la condition des internés dans les asiles publics, peut compter sur l’aide de l’impératrice. François-Joseph, demandant à sa femme, à la fin d’une année, quel cadeau elle souhaite recevoir pour Noël, obtient comme réponse, sur le ton mi-grave, mi-railleur dont elle est coutumière : « Puisque vous me demandez ce qui me ferait plaisir, je vous répondrai : soit un bébé tigre royal du zoo de Berlin, soit un médaillon. Mais ce que j’aimerais le mieux serait un asile d’aliénés complètement équipé. » Ce dernier voeu, elle l’énonce on ne peut plus sérieusement. L’intérêt qu’elle porte aux maisons de fous s’inscrit pour son époux dans le nombre des penchants bizarres et des lubies qu’il s’est habitué à accepter.
Elle visite des maisons de fous à Vienne, à Budapest, en Angleterre, entre en relations avec les psychiatres les plus connus. En séjour à Londres, elle passe trois longues heures dans un célèbre hôpital : l’asile de Bedlam qui abrite tout un monde d’esprits troublés. Dans un beau parc ombragé vivent des milliers de malheureux. Ce qui fait le plus d’impression à Élisabeth est une jeune fille assise sur le gazon, sous un arbre en fleur, tressant des couronnes que, d’un geste solennel, elle se pose sur la tête. La folie des grandeurs est la plus répandue. Un fou accoste l’impératrice et lui demande de le libérer. « Pourquoi êtes-vous là ? » l’interroge-t-elle avec douceur. « Les Jésuites m’en voulaient et, pour avoir une raison de m’enfermer, ils ont prétendu que j’avais volé la bourse de saint Pierre dans la rue. Certes, ce serait un grand crime, mais ce n’est pas vrai, affirme-t-il avec un sourire malicieux, car, savez-vous, je suis saint Pierre lui-même. » L’impératrice l’écoute avec intérêt puis lui répond tranquillement : « Alors, vous ne tarderez pas à être libéré. »
Malgré l’amour que lui témoigne François-Joseph, malgré le bonheur qu’elle éprouve auprès de ses enfants, malgré l’amitié d’Ida Ferenczy et de la comtesse Festetics, elle est fréquemment enveloppée d’un essaim de papillons noirs. Si elle ne donne aucun signe de maladie mentale, elle marque un intérêt
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