L’impératrice lève le masque
prirent à droite les quelques marches qui menaient au vestibule. Un petit groupe d’invités qui avaient déjà mis leurs manteaux en fourrure et leurs longs pardessus venait à leur rencontre. Ces dames étaient livides, leur maquillage commençait à couler. Ceux qui n’avaient pas encore pris congé de la maîtresse de maison à l’intérieur le firent sur les marches.
— Et Pergen a-t-il remarqué la présence de l’impératrice ? reprit le commissaire.
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Tu lui as parlé, non ?
— C’était avant votre pas de deux ! répliqua-t-elle. Un homme charmant d’ailleurs, ce Pergen. Il était très heureux d’avoir été invité. Il s’est excusé d’avoir dû te mettre à l’écart. Il m’a expliqué qu’il était obligé de faire ce que Toggenburg lui disait et que celui-ci faisait ce que Vienne ordonnait.
— Il est encore là ?
— Il ne m’a pas saluée. Je suppose qu’il n’est donc pas parti.
Pourtant, le colonel n’était pas dans la salle de bal où seuls une demi-douzaine d’extras balayaient, poussaient les chaises et ramassaient la vaisselle. Quelqu’un avait ouvert l’une des grandes fenêtres et un souffle froid qui remontait du Grand Canal s’engouffrait dans la salle surchauffée, faisant vaciller la lumière des appliques et des deux grands lustres. La moitié des bougies s’étaient déjà éteintes d’elles-mêmes. Tron vit deux domestiques, sur les instructions d’Alessandro, monter sur des escabeaux pour souffler les autres et les retirer des lustres en verre.
Maintenant que tous les invités étaient partis, la salle donnait l’impression d’être toute petite. Sans la lueur des chandelles, le plafond semblait s’être abaissé et même les angelots qui papillonnaient entre les nuages couleur de cyclamen paraissaient voler plus bas.
Dans le salon vert, quatre domestiques, tous portant les couleurs jaune et blanc de la maison Tron, étaient occupés à mettre la vaisselle sale dans trois grands paniers. Ils les descendraient ensuite à la cuisine pour les laver afin qu’on puisse le lendemain, sous la direction d’Alessandro, les ranger dans la réserve.
Tron prit l’un des derniers beignets Dauphin dans le plat en argent rempli d’une pyramide de pâtisseries en début de soirée et poursuivit sa recherche en direction de la sala degli arazzi , ainsi baptisée à cause de trois tapisseries flamandes qui recouvraient les murs. L’air était chargé d’un lourd mélange de parfums, de sueur et d’odeurs de nourriture. Des assiettes et des verres traînaient un peu partout dans la pièce : sur les consoles, sur les chaises recouvertes de tissu et sur le canapé à trois places tendu de damas jaune. Même le sol – du moins près des murs – n’était pas épargné par les tasses et les assiettes où s’amoncelaient toutes sortes de restes.
Il était quatre heures pile : derrière le bruit de vaisselle, le commissaire entendit la sonorité pure des cloches de San Marcuola et, avec le décalage habituel, les coups étouffés de celles de San Stae. Il se souvint tout à coup qu’il restait du champagne dans la chapelle. En deux enjambées, il traversa le couloir, ouvrit la porte et entra. Après la discussion qu’il avait eue avec l’impératrice, personne n’avait songé à éteindre les bougies sur l’autel. Elles brûlaient encore et jetaient une lueur sur le seau à champagne en terre cuite. Le reste de la pièce, éclairée le jour par trois fenêtres qui donnaient sur le Grand Canal, était plongé dans l’obscurité. Tron fit avec précaution (il voyait à peine ses pieds) cinq pas en direction de l’autel, prit la bouteille et s’assit.
S’il ne s’était pas penché pour ramasser la coupe de l’impératrice sur les marches de l’estrade, il n’aurait pas vu le masque. C’était un loup de couleur sombre (il n’en distinguait pas la teinte exacte), abandonné juste devant la nappe qui retombait sur le marbre en plis lourds et raides. La main posée à côté (Tron ne la vit qu’une fois qu’il eut mis son lorgnon) était très poilue. Le brocart rouge faisait comme une manchette au-dessus du poignet. Il ne faisait aucun doute que cet organe appartenait à un corps allongé sous l’autel.
Le commissaire résista à l’envie spontanée d’appeler Alessandro à grands cris. Au lieu de cela, il commença à débarrasser avec ordre et circonspection. Après les chandeliers, il posa par
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