L’impératrice lève le masque

À chaque fois, elle semblait pressentir de manière étonnante la direction dans laquelle il voulait l’entraîner. Ils esquivèrent avec habileté un domino à la lourde démarche qui poussait une volumineuse blonde déguisée en Marie-Antoinette, frôlèrent en riant un monsieur en queue-de-pie qui tenait dans ses bras la comtesse de Chambord au masque relevé avec négligence et à la crinoline rose. Et à chaque tour de piste, l’impératrice paraissait se détendre et s’enhardir un peu plus.
    Le visage d’une femme aux cheveux blonds qui se cachait derrière une bautta 1 noire frôla Tron. Celui-ci se rappela soudain la princesse aux yeux verts et la rencontre avec Haslinger à La Fenice, mais il lui était impossible de se concentrer sur quoi que ce soit en dehors des quelques mètres carrés sur lesquels ils évoluaient. Le rythme de la valse s’accéléra. Tron remarqua que sous son loup, Sissi avait fermé les yeux.
    Grisés par le battement de la mesure à trois temps, ils ne percevaient plus les détails qui les entouraient. Les couples qui glissaient près d’eux formaient une mer d’épaule nues, de colliers luxueux et de masques fantastiques qui roulait et s’agitait au rythme de la musique. Parfois, elle ouvrait les paupières et levait le regard vers le plafond. Tron savait ce qu’elle y voyait : main dans la main, des amours ailés traversaient en souriant un ciel d’azur où même les petits nuages moutonneux et échevelés semblaient vibrer au son de la valse.
    1 - Masque de carnaval. ( N.d.T. )

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    Quelques heures plus tard, Tron, sa mère et un Alessandro complètement interloqué regardaient s’éloigner du ponton où ils se tenaient la gondole dans laquelle l’impératrice et les Königsegg rentraient au palais royal par le Grand Canal. La lueur des torches qui éclairaient l’embarcadère permettait de voir tout au plus à quatre ou cinq mètres dans l’obscurité, de sorte que la barque noire à la coque en fines planches échappa à leurs regards au bout de quelques instants. Le vent était retombé, mais il faisait beaucoup plus froid que la veille.
    — L’impératrice ne danse pas mal, conclut la comtesse en s’apprêtant à rentrer. Quand on pense qu’à la Cour, elle ne peut en général que regarder les autres…
    — C’est vrai ? s’étonna son fils.
    — Danser n’est pas compatible avec sa dignité d’impératrice. La plupart du temps, elle a tout juste le droit de contempler ceux qui s’amusent. Dans ces moments-là, elle doit se demander pourquoi c’est elle qui a eu la malchance de plaire à François-Joseph. Là d’où elle vient, c’était un peu moins rigide.
    — Tu veux dire qu’elle est malheureuse ?
    La comtesse fixa son fils :
    — Aujourd’hui, elle était heureuse, et elle t’en sera reconnaissante à jamais, Alvise.
    — Vous avez merveilleusement dansé, intervint le domestique. On aurait dit que vous vous étiez entraînés.
    Tron rit.
    — Je ne savais même pas qu’elle venait ! Penses-tu que quelqu’un l’ait reconnue ?
    Ils avaient traversé le portego et remontaient le grand escalier. Voyant que le bal tirait à sa fin, les serviteurs n’avaient plus pris la peine de changer les bougies des appliques et les chandelles presque consumées répandaient une lueur pâle et fumeuse.
    — Oui, répondit brièvement la comtesse.
    — Tu veux dire que… ?
    — Chiara Pisani m’a dit sans sourciller que ta partenaire était l’impératrice.
    — Qu’as-tu répondu ? s’inquiéta Tron.
    — Que je ne me souvenais plus de l’avoir invitée.
    — Tu n’as pas démenti de façon catégorique ?
    — Je lui ai dit que le comte et la comtesse Königsegg étaient venus avec une certaine comtesse Hohenembs. Mais toi, quand as-tu appris qu’elle était là ?
    — Je ne l’ai su que lorsqu’elle a retiré son masque dans la chapelle. Elle voulait me parler de l’affaire du Lloyd Triestino.
    — Pourquoi ne t’a-t-elle pas convoqué au palais royal ?
    — Parce que notre entrevue doit rester secrète.
    — Si ce n’est que cela, elle aurait pu quitter le palais en catimini après votre conversation, au lieu de s’afficher à ton bras !
    — Nous pensions que personne ne ferait attention à nous au milieu des danseurs. Ce n’est pas le monde qui manquait.
    — Justement. Tous se sont demandé qui était la jeune femme masquée avec qui tu valsais !
    Ils avaient atteint le premier palier et, devant les deux grandes lanternes, ils